Trop de mauvaise humeur tue l’humeur et lasse le lecteur. Trop de dégoût du monde empêche les rêves des enfants et étouffe les rires des jeunes filles en fleur. Nous n’avons pas le droit de sacrifier l’espoir. Alors il faut regarder derrière dans les souvenirs des printemps vrombissant d’abeilles et des étés en bord de mer quand le sable brûlant réfléchissait les jeux du soleil. Il faut feuilleter en arrière les albums des petits bonheurs, de ces moments d’ennui merveilleux des adolescences du passé. Souvenez-vous des premières gorgées de bière et, roulant entre les doigts, la fraîcheur des petits pois dans la passoire. Tiens, il y a eu cette tomate chaude et tendre. Ma sœur et moi avions décidé du haut de nos dix ans de marcher tout droit jusqu’à la colline là-bas, fascinante pinède bleue enserrée par une longue muraille que nous discernions nettement dans le soleil rose du matin. Elle s’appelait « Les Bois-Murés » et gardait tout son mystère pour nos fantasques esprits enfantins. Nous avions marché tout droit à travers des pierriers déjà chauds, des prairies d’herbes folles jaunies par l’été et des vergers ombragés. Alors que nous longions son potager, un vieil homme nous arrêta de quelques mots chantants pour nous offrir une tomate qu’il cueillit à ses pieds. Nous la gardâmes à la main jusqu’à trouver un trou d’irrigation en bas du mur des Bois-Murés qui nous laissa juste la place de nous faufiler à l’intérieur. Ah ! Cette tomate ! Toute tiède, poivrée et juteuse à nous couler sur le menton. Assis derrière un fourré, inquiets du moindre bruit qui aurait pu évoquer l’arrivée du garde-chasse, nous avons trouvé dans cette tomate le jus de la vie, le sang de la jeunesse et quelque chose comme un petit élixir de bonheur. Nous sommes rentrés soulagés d’avoir vaincu nos petites peurs d’enfants, un peu ivres du chant des cigales, marchant tout droit vers le toit rouge de la maison là-bas, fiers de suivre la boussole des oiseaux qui ne se perdent jamais dans le bleu de la Provence estivale. La vie garde dans nos mémoires des éclats de soleil et de rires qui font oublier les grands petits hommes, ces puissants impuissants qui détruisent la planète et l’humain de l’humanité. Cultivons nos souvenirs tels des graines de joie, des semences de bonheur dans l’espoir que cela repousse un jour, petites pousses vertes entre les pierres et les gravats des guerres.
En cette journée du 8 mars, journée des droits des femmes, les femmes en situation de handicap n'ont pas été oubliées, perdues dans les images médiatiques des liesses féministes et qui plus est cette année dans les apparats de la ratification présidentielle du droit à l'avortement dans la constitution.
A Chantilly, dans l'Oise, les associations FDFA "Femmes pour le dire, femmes pour agir" et l'APAJH Association pour Adultes et Jeunes Handicapés, avaient organisé à la demande de Madame Claude DULAMON, sous préfète de Senlis, une réunion festive et de réflexion sur le sort des femmes en situation de handicap victimes de violences sexistes et sexuelles.
Les officielles de la région étaient là. Nous avons reçu les présidents des associations Chantal RIALIN pour FDFA et Claude LEBRET pour l'APAJH ainsi que pour la Mairie de Chantilly la Docteur Dominique DELAHAIGUE, Conseillère municipale, de la ville de Chantilly, Déléguée à la Santé, au Handicap et à la Médiation et animatrice du programme "Handicaps, parlons en " du CCAS de Chantilly. Nous avons aussi reçu Eric WOERTH et sa sœur Florence WOERTH représentants la région.
L'émotion était à son comble après pour Adultes et Jeunes Handicapés, la projection du court métrage “Violences du Silence” qui dépeignait la réalité des quotidiens des femmes murées dans les violences et leur handicap. Il a fallu tout le charme et la poésie des artistes Sophie et Emmanuel SALA du Duo Soma, pour retrouver l'énergie pour continuer notre journée.
Nous avons réuni autour d'une même table ronde des représentantes des divers services impliqués le long des parcours de ces femmes. Nous avons écouté Roukhaya HASSAMBAY, porte-parole de l’association IKAMBERE (regroupant des femmes vulnérables victimes de violences), Amélie LAFON, chargée de mission lutte contre les violences intra familiales au Tribunal Judiciaire de Senlis, Clémentine LEVY, porte-parole de l’association "SOLIDARITE FEMMES 3919" , Cyril BOILE, directeur de France VICTIMES OISE et Corinne PEREZ-BERGEAUD, adjudante-cheffe (M2PF) Maison de prévention et de protection des familles qui a fait une intervention très remarquée. Les associations FDFA et l'APAJH ont pu présenter leur projet de centre d'hébergement d'urgence pour ces femmes en complet désarroi dont la construction est prévue attenante au bâtiment inclusif en cours d'édification dans le Domaine des Trois Châteaux à Coye-La-Forêt.
Madame la sous-préfète Claude DULAMON a conclu cette journée par une intervention puissante et pertinente, cherchant à réunir nos énergies et, malgré les sombres auspices de l'actualité, à redonner de l'espoir. Elle a souhaité le développement des systèmes de soins et de prises en charge des personnes vulnérables à la hauteur de l'enjeu de société qu'ils représentent pour tous et toutes.
Venez voir ou revoir, entendre ou réentendre ces deux textes puissants.
Découvrez comment le dialogue s'établit entre les deux mises en scène, comment elles se percutent, s'entrechoquent et se font écho.
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le dimanche 17 mars 2024 à 16 heures puis à 19 heures au centre culturel de Coye-la-Forêt 21, rue d'Hérivaux plein tarif une pièce : 15 € les deux pièces : 20 € tarif réduit une pièce : 10 € les deux pièces : 13 € Renseignements et réservations : 03 44 58 71 10 / 06 38 03 11 85 ou à assoc.tousenscene@laposte.net Dans l'entre-deux, mise à disposition d'une salle pour un échange autour d'un verre. |
La nature n'est pas une poubelle, la voie publique non plus
Comme par mégarde, un mouchoir tombe au caniveau ou même, croyant bien faire, on prend la peine de le glisser dans la fente d'une "bouche d'égout". Hop ! ni vu ni connu, il disparaît et n'existe donc plus.
Or il faut savoir qu'à Coye-la-Forêt, comme dans la plupart des villes, ce que l'on appelle souvent une "bouche d'égout" ne rejoint pas les égouts proprement dits et la station d'épuration, mais recueille les eaux de pluie et avec elles, tout ce qui traîne sur la chaussée. Ainsi papiers, canettes vides et mégots de cigarette sont conduits jusqu'à la rivière.
Désormais en divers endroits, la mairie a fait écrire sur la voie publique, à côté d'un avaloir dont on ne sait à priori où il se déverse : LA THÈVE COMMENCE ICI - NE RIEN JETER. C'est une très bonne initiative. Des indications de ce genre ont été multipliées et devraient être généralisées afin que chacun soit instruit, conscient et vigilant. En certains endroits il est même marqué encore plus explicitement : NE RIEN JETER, NE RIEN VIDER.
Sait-on par exemple que ce geste banal qui consiste à jeter son mégot par terre (on estime entre 20 000 et 25 000 tonnes la quantité de mégots jetés chaque année en France) est une des sources de pollution les plus néfastes pour les rivières et les océans : le filtre contient des matières plastiques (acétate de cellulose) et de nombreuses substances chimiques (acide cyanhydrique, naphtalène, nicotine, ammoniac, cadmium, arsenic, mercure, plomb – métaux lourds que l'on retrouve chez les animaux marins) dont certaines sont toxiques pour les écosystèmes ; un mégot peut mettre plus de dix ans pour se dégrader, sachant qu'en fait il se fragmente en une multitude de microparticules et qu'il n’y a pas de réelle disparition. On a peine à y croire et pourtant il est estimé que chaque mégot qui atterrit dans un caniveau au lieu d’un cendrier pollue, à lui seul, 500 litres d’eau. Alors un mégot négligemment balancé dans le caniveau, c'est déjà une nuisance. A fortiori ne faut-il pas y vider le cendrier de sa voiture.
Les rejets de déchets et de polluants se font par négligence parfois, mais aussi par ignorance, bien souvent. C'est pourquoi il est important de savoir que ce que l'on jette sur la chaussée se retrouvera pour finir dans la Thève, puis dans l'Oise, puis dans la mer. Il faut, ici comme ailleurs, que chacun prenne conscience de ses gestes. Jeter des déchets non biodégradables dans la nature est toujours préjudiciable. La nature n'est pas une poubelle. Celui qui déverse ses ordures dans un bouche d'égout ou dans un cours d'eau, certes, ne verra rien des conséquences de son geste qui peut lui sembler anodin : mais son action a des effets majeurs en aval en détruisant des équilibres de vie fragiles. Si les petits ruisseaux font les grandes rivières, les petits déchets font les continents de plastique et la contamination des océans.
Soyons responsables et vigilants !
Qui aurait dit que je vivrais assez longtemps pour voir les prémices de ces apocalypses sombres qui grondent dans l’ombre des réchauffements climatiques, des inondations catastrophiques, des cyclones ravageurs, des vagues submersives cataclysmiques, des éruptions volcaniques imprévisibles, des glissements de terrain à gommer les montagnes, à engloutir les villes et les campagnes ? Et tout ça, ce n’est que colère de Terre. Elle voit rouge, la planète bleue. Elle en assez des hommes. Les hommes ont les mains rouges du sang des bébés du monde qui meurent sous les bombes, qui meurent de peur, qui meurent dans les yeux éteints de mamans froides qui ne bougent même plus quand on les secoue dans la nuit glacée. Ces messieurs se lavent les mains. Ils se frottent obsessionnellement les mains avec des savons parfumés, puis les posent tranquillement sur leur ventre apaisé, plein des repas fins que les puissants du monde se partagent pour chercher un accord en buvant de bons vins et en fumant des cigares précieux. Puis ils se quittent pour retrouver leurs ministres obséquieux et pour intimer à leur peuple l’ordre de faire des bébés, ce cher public d’abstentionnistes gavés de promesses électorales de paix, de justice et de sécurité. Et puis les puissants repartent dans leurs jets privés retrouver leurs interlocuteurs chefs d’État pour le prochain sommet international dont le but principal est d’organiser le suivant, en dégustant des plats succulents, arrosés de délicieux spiritueux. Dans l’ombre les mafias dévorent les âmes et vendent les corps sur le marché des vices. Dans l’ombre, les savants chercheurs manipulent des substances de mort, des engrais empoisonneurs, des microbes tueurs, avec la ferveur que leur donne la peur que d’autres chercheurs trouvent avant eux des secrets encore plus destructeurs. Dans l’ombre, de riches milliardaires se retrouvent dans leurs clubs très privés pour se comparer les comptes en Suisse, pour se jalouser les yachts de croisière chargés de petites filles toutes nues sur la plage arrière et surtout pour jouir d’être entre eux, les privilégiés, assiégés par des foules esclaves qui survivent dans la boue ou la poussière, par des misérables dont les bébés meurent en pleurant doucement entre des bras de mères mortes depuis le fracas du bombardement. La seule solution que nos puissants nous proposent pour nous en sortir, c’est la guerre. Qui aurait dit que je puisse avoir vécu assez longtemps pour perdre l’envie d’écrire ?
Que reste-t-il de nos jeunesses et de nos années d’allégresse ? Remords ou regrets ? Désillusion ou distanciation ? Le fameux recul de l’âge vient-il de cette âpre nostalgie devant l’affligeant spectacle du vieillissement de nos enfants, de notre doux amour tant chéri et de nos vieux ami.es des premiers jours ? Leurs cheveux blanchissent. Les rides envahissent leurs visages fatigués. Ce n’est pas si facile de nous retourner sur le chemin qui roule sous nos pieds. Pas sûr qu’il sente la noisette, le thym et le romarin. Nos vieilles âmes sont à repasser quand les chagrins les ont froissées, nos cœurs brisés à recoller quand la vie les a fracassés. Il est un art ancien, le Kintsugi japonais, qui d’un fil d’or fait un chef d’œuvre des mille morceaux d’une fine céramique. Signé de la main du hasard, l’ouvrage n’a tenu qu’à notre désir de vivre. Nos cœurs redeviennent ces porcelaines diaphanes luisant au soleil. Les erreurs, les accidents, les handicaps, les malheurs, les deuils, les faux-serments ont fait de nous ces chefs-d’œuvre de conservation. Mais si nos ombres s’allongent, c’est pour mieux désigner aux autres les chemins qu’il vaut mieux éviter. Les dédales de nos destinées se répliquent et se superposent, de telle sorte qu’ils éliminent pour nos descendants les impasses à esquiver. Il n’y a qu’une solution pour sortir de ce labyrinthe mortifère que la société actuelle propose aux enfants de nos enfants. Léguons-leur les consignes de ne pas retourner aux erreurs du passé, de ne pas reproduire l’aporie de nos vies. Notre génération de boomeuses et de boomeurs décrépits a fait la preuve que la société élitiste de nos aïeux, faite de compétition et de domination, cette société des plus forts, des grosses voix et des grands hommes salvateurs, est un cul de sac, définitivement. Les grands marchés du consumérisme ont ruisselé en vain sur les foules complices de contribuables conservateurs, de contestables combinateurs, de conjurés contestataires et de convives constipés. Nous en fûmes, ne laissons pas à nos héritiers cette propension que nous eûmes à nous faire enfumer. Ne laissons pas le monde aux mains des assassins. Les héroïnes et les héros que nous attendons pour demain feront un nouveau système de force et d’humanisme, d’égalité et de diversité, de respect et de partage. On a quand même le droit de rêver !
Chère France, comment ne pas t’aimer ? Avec tes douces collines vallonnées, duveteuses des blondeurs de l’été, tes vallées secrètes où se cachent de paisibles villages dans les tendres méandres de rivières enchantées, avec tes sommets enneigés dorés du soleil levant, tes rivages outremer si rarement en colère qu’avant qu’elles ne se brisent leurs vagues sont déjà pardonnées. Du monde entier, les touristes viennent visiter, en rangs serrés, les trésors d’histoire que les siècles ont déposé jusqu’aux plus délicieux recoins de ta géographie. La sagesse des peuples a sédimenté pour former ce lourd terreau de bon sens et de gai savoir qui fait ta force. Les grandes invasions ont balayé ton terroir en imbibant de sang impur tes sillons. Les Celtes, les Gaulois, les Romains, les Goths et les Teutons, les Huns, les Arabes, les Vikings, les Anglais, les Autrichiens, les Russes, les Prussiens et autres Teutons, les Polaks, les Ritals, toutes l’Afrique et ses Africains, les Chinois et les Vietnamiens et encore quelques Teutons… Dernière terre avant la mer, tu as tout accueilli, tout accepté et finalement tout assimilé. Ces populations ont fui les inondations saumâtres et les déserts dévorants, fui les guerres et les famines, fui le désespoir des pays sans passé, qui détruisent l’avenir de leurs enfants. Depuis des siècles, ma France, tu as absorbé les cultures, digéré les coutumes, tu t’es nourrie des peuples étrangers pour en faire ta grandeur. Le coq est un peu braillard et hâbleur, toujours solitaire et souvent maussade. Mais n’oublions pas qu’il a les deux pattes sur un sacré tas de fumier. La France est grande aussi des horreurs du passé. Sa force a été d’extraire de ce minerai apatride l’acier des valeurs morales et démocratiques que chantent tes hymnes patriotiques. France, n’oublie pas ton identité. N’oublie pas ta francitude. Tes feuilles sont tricolores, mais tes branches sont de toutes les couleurs de peau. Ton tronc rugueux est celui de ton histoire, de tes mythes et de tes légendes. Mais ta souche, ma France, celle qui enfante tes fameux français « de souche » de tes racines orgueilleuses, elle s’enfonce dans la fumure de tous les peuples, dans ce que l’humanité possède d’universel, de permanent dans la nature même de chacune et de chacun. Ce sont ces hybridations de gens des origines les plus disparates qui ont distillé les valeurs françaises de liberté, d’égalité, de fraternité et de sororité. France, ma France, ne renie pas ton identité.
S’il y a une chose dont on ne puisse jamais faire le deuil, c’est bien l’espoir. Pourtant les temps s’y prêtent. La multiplication exponentielle des crimes contre l’humanité permet aux criminels de se perdre dans la foule de leurs victimes. On se donne le luxe de classer les massacres par catégories, soit aériens, soit maritimes, soit souterrains, soit en rase campagne. On commente leur caractère adroitement politique ou totalement inutile. L’humanité saigne comme une truie dans les ruisseaux du monde, qui débordent et rougissent les sables du désert ou les premières neiges de l’hiver. Rien n’est assez grandiose pour détruire la vie des autres. L’esprit de vengeance n’a jamais été aussi légitime et les guerres aussi évidemment justes. On en mettrait sa main à couper et on s’en tirerait bien, vu les circonstances. Les drapeaux claquent dans le vent de l’histoire des « morts pour la France », des morts pour la Russie, pour l’Arménie, pour l’Ukraine, pour le Soudan, pour Israël, pour la Palestine, pour le Yémen, pour… La roue de l’infortune s’emballe et fait tourner le globe terrestre de plus en plus vite. Le sang des autres nourrit les marchés. « On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour les industriels » disait Anatole France. Les mafieux internationaux s’engraissent, tout nus et ventrus, sur la plage arrière de leurs yachts de luxe. Alors combien faudra-t-il d’enfants écrasés, de bébés brûlés, de filles violées, de femmes écartelées, de vieillards décapités, tous immolés à la gloire de leur fureur, pour qu’ils achèvent leur danse macabre. L’Histoire ne se souviendra que de la honte. Aussi donnons-nous du temps. Accrochons-nous aux oripeaux de nos vieux rêves. Ne lâchons ni le manche, ni le clavier, ni le micro, ni le stylo. Ils pensent que l’horreur répondant à l’horreur, ils vont lier nos mains, coudre nos bouches, fermer nos cœurs, comme ils noient de larmes nos paupières. Ne regardons pas ce qu’ils exigent que nous contemplions extatiques jusqu’à annihiler nos volontés. Continuons à analyser les mécanismes psychiques intimes qui les font se mouvoir, à stigmatiser les coutumes qui les dissimulent et à lutter contre les politiques sociales qui protègent leur impunité. C’est une ascension entre mur et ravin, dans les tourbillons de la tourmente. Ne regardons pas le sommet, ni le précipice. « Les chants désespérés sont les chants les plus beaux, » disait Alfred de Musset. Mais continuer de chanter, c’est déjà une victoire. Travailler sans y croire, c’est encore de l’espoir.
Brrr… La peur distille nos cauchemars d’enfants. Elle vient sourdre entre les pierres des voûtes humides, puis se cacher sous la poussière des greniers. L’ombre se feutre de toiles collantes d’araignées velues. La bonne vieille peur des fêtes gaëliques circule entre cimetières et châteaux hantés. Elle habite son royaume de sorcières et de chauves-souris, baigné d’odeurs de soufre et bercé par le chant des corbeaux. Comme on l’aime, cette vieille frousse qui pousse chaque année le carnaval morbide des enfants à taper à nos portes pour avoir des bonbons ! Elle nous rassure, surtout depuis que le monde a la tête à l’envers. Grondant d’orage, les nuages noirs nous charment de leurs promesses de pluie après ces longs mois angoissants de sécheresse. Le jour qui meurt à l’automne, les feuilles brunes et dorées endiablées par le vent, le soleil qui va crever dans son bain de sang, ce ne sont que des morts douces pleines d’espoir de printemps. Mais les écrans médiatiques dégoulinent de leur actualité épouvantable, de boue, d’acier et de sang. Les sanglots des orphelins sont étouffés par le fracas des bombes. Les tueurs se repaissent des corps de leurs victimes avant de les achever sous les caméras des reporteurs de guerre. Nos glorieux dirigeants reçoivent les prix Nobel de la sauvagerie, de l’hypocrisie et du mépris pour leur propre peuple. Ils ont gagné la célébrité éternelle. Leurs noms brilleront au firmament jusqu’à la fin prochaine de l’humanité pour avoir détruit la planète en un dernier autodafé de fureur et de guerre. La crainte se fait terreur. La virilité dominatrice tend ses bras ensanglantés vers le vide du ciel, habité de nuées enflammées et de hurlements de haine. Chaque religion lance son dieu contre celui des autres, tous champions incontestés de l’amour et de la miséricorde. Dans la mêlée ridicule du mondial de la cruauté, ces dieux s’empoignent d’une dernière étreinte pour sombrer dans leur néant. Notre Présent est devenu si monstrueux qu’il dévore notre Avenir à grands lambeaux entre ses dents carnassières. Dès qu’on y pense, demain fait peur. Chacun cherche un moyen de cacher l’anxiété qui le taraude, mais que tout le monde partage en son for intérieur. Seul le déni nous console. Quand les enfants toquent à la porte déguisés en tueurs de l’aube ou en squelettes décharnés, on rigole et on donne des confiseries. Et s’il y a des choses qui ne nous donnent pas la trouille, ce sont les citrouilles.
Souffle l’automne ! Frissonne, brise folle, dans les frondaisons froides des bois et des forêts. Le vent frisquet cabriole en muette farandole dans les allées du parc délaissé. Les chevelures des tilleuls de la promenade commencent à roussir. Les bourrasques se jouent des courants d’air en jolis tourbillons. La pluie derrière la buée des carreaux, les réunions de synthèse et de débriefing, les feuilles roussâtres sous les marronniers, les colloques savants aux sinueuses incises, les ruisseaux chantants dévalant !es gouttières, les conférences de soutien et les votes de principe, tout cela dévale à la hâte sur le pavé mouillé. L’automne s’énerve et se donne du mal pour oublier l’été. Les langueurs caniculaires sont tombées dans les escaliers du calendrier. Les téléphones vrombissent. Déjà las de zooms impérieux aux vidéos interminables, des mosaïques de visages déversent de leurs écrans de mornes crues de mots sur les claviers grincheux. Bientôt les prochaines grèves des transports, les embouteillages du matin et, le soir, les métros bondés. L’automne n’attend pas. Il se jette en avant pour arriver avant l’hiver. Les banlieues coulent vers les centres-villes. Des flots de citadins se précipitent sous le ciel noirci par la crasse de l’ardoise des toits. Les nuages sont détrempés des larmes de la misère du monde. Les gens, essoufflés par les projets de cadrage à recadrer et les comités de pilotage à piloter, soûlés des discours affables de ministres empressés, agacés par les humeurs des journalistes aux conférences de presse, les gens se gorgent comme des forcenés du primordial, du nécessaire, de l’incompressible et de l’inévitable. Il y a urgence ! C’est évident. Il y a de la crainte aussi dans cet empressement, quelques chose de moite comme la peur. Le bleu du ciel ne s’aperçoit que dans les accrocs de ses haillons effilochés, déchirés par les clochers. Les oiseaux se taisent. Les hirondelles sont parties à tire d’aile avant les oies sauvages. Le vent de l’équinoxe les a poussées vers des cieux délicieux. L’inquiétude monte et perle sur les fronts tourmentés. Les regards se croisent sans se regarder. On prend la parole pour ne pas avoir à se taire. Les insomnies ne servent qu’à écouter la pluie sur la verrière ou le chuintement lointain des voitures sur le boulevard. L’automne serre nos cœurs d’une molle anxiété. Une petite sueur acide nous vernit l’âme. Qu’importe ce présent dévorant, qu’importe la fatigue fiévreuse, la seule vraie peur est celle de l’avenir. On cherche avec angoisse ce qu’il reste d’espoir. Tout plutôt que d’envisager demain. Tout plutôt que de croiser le regard d’un enfant.
« Mignonne, allons voir si la rose, qui ce matin avait dèsclose… » Monsieur Ronsard avait de gros sabots. Elle a dû l’entendre venir de loin. L’histoire ne dit pas comment les 14 ans de la « mignonne » Cassandre ont réagi aux avances du « vieux » Pierre de 7 ans de plus qu’elle. A l’époque, on ne balançait pas les porcs et le consentement était affaire de fric et de rang. Mais l’argumentaire du poète, non content d’avoir traversé les siècles, fait toujours florès : « Tant qu’on peut, faut en profiter ! » Les canicules grillent la planète et les catastrophes climatiques noient suffisamment de gens pour que les vivants ne se considèrent désormais que comme des survivants. Alors en attendant l’apocalypse, il faut s’en mettre plein la lampe à s’en crever la panse. La célèbre loi du plus fort ne mène qu’au profit, rapide, funeste et destructeur. Tant pis si après rien ne repousse « Ô vraiment marâtre Nature puisqu’une telle fleur ne dure que du matin jusques au soir. » Les « tant-qu'y-en-a » partagent leurs apéros avec les « déjà-ça-de-pris » au camping des Flots Bleus. Les « téfoutus » s’enferment dans le noir des séries noires, portable éteint sur les odieuses jérémiades des « j’en-peux-plus ». Les « tu-vas-crever » s’enfuient dans les collines construire des bunkers et observent chaque étoile de leurs périscopes soupçonneux dans la crainte de l’ultime bombe dévastatrice. A la spirale démoniaque des dérèglements climatiques, les braves gaillards qui nous gouvernent n’ont d’autres propositions que des guerres et des famines à rendre fous les peuples accablés et détruire plus vite encore ce qui reste de la Terre. La honte me submerge. J’en crains de croiser le regard de mon chien. « Cueillez, cueillez votre jeunesse… » Mais la seule façon de cueillir la vie, c’est de se battre contre la bêtise virile qui nous consume. Il ne suffira pas de cueillir l’instant, si on en a perdu le sens. Courage ! Rejoignons les « faut-pas-lâcher » et les « tant-qu’y-a-d’l’espoir ». Serrons les rangs ! Rien n’est encore perdu. Les grands de ce monde ont échoué. Leurs surenchères de matamores ne les ont poussés qu’à un grand suicide expiatoire dans lequel ils entraînent l’univers. Changeons ces hommes égarés et hagards par des femmes altruistes et novatrices. Le temps manque. Tentons en dernier recours de leur confier les manettes, de leur donner le pouvoir. Au sempiternel argument : « Mais si c’étaient les femmes qui avaient le pouvoir, ce serait la même chose ! » répondez qu’on n'a jamais essayé et qu’on n'a rien à perdre.
La chaleur nous trompe. La chaleur est un leurre. Elle fait croire à la grande solidarité universelle de la sueur. Chacun.e souffre, chacun.e sue, chacun.e cherche la fraîcheur. L’Égalité gravée aux frontons communaux trouve enfin sa confirmation. Le fécond comme le fainéant mouillent leur chemise dans un bel ensemble chaleureux. Qu’elle soit noire ou blanche, la peau du front s’humecte d’inconvenantes gouttelettes. Le moindre homoncule baigne dans la canicule comme le plus majuscule des locataires du Kremlin ou de la Maison Blanche. Les cités interdites n’ont rien à lui interdire. Elle est sans peur et sans reproche. Cette augmentation conjoncturelle du niveau du mercure dans le fin canalicule de verre du thermomètre voudrait faire de la canicule une grande démocrate. N’en croyons rien ! Les catastrophes, les guerres et les famines comme les vagues de chaleur se brisent sur les mêmes désespoirs. La chaleur tue. L’année dernière, rien qu’en Europe (où on les compte encore), elle a fait 65.000 morts de plus. Des morts qui étaient surtout des mortes ! C’est la même chanson à perpétuité. Les délaissées, les exclues, les vulnérables sont toujours en première ligne des crimes contre l’humanité. Qui laisse la planète cuire à petit feu d’année en année ? Qui laissent fondre les glaciers et les banquises ? Qui arrache aux montagnes leurs blanches aubes de neiges éternelles ? Qui fait bouillir les algues et les poissons dans des flaques, méphitiques reliques des lacs et des étangs ? Qui laisse Mohamed le vieux malien enterrer un à un ses enfants au bout du jardin, dans les sables dévorants du désert ? Le sirocco aride a séché ses yeux comme il avait desséché le cœur de sa femme et affamé ses chèvres. Qui laisse fumer les cheminées interminables des centrales thermiques, brûler les flammes des puits de pétrole, s’échapper dans l’atmosphère le gaz naturel ou le méthane, cracher les bouches infernales des réacteurs nucléaires ? Qui calcine les steppes, incendie les forêts primaires, ravage les étendues forestières tutélaires, les poumons de notre univers ? Aux enfants perdus des cités clinquantes de la surconsommation, qui ne propose qu’une guerre de plus, qu’une horreur de plus, pour mieux mitonner la vieille Terre dans le jus saumâtre de ses océans, de ses mers abandonnées aux cadavres et aux sargasses immondes de plastiques impérissables ? Les gratte-ciels agacent le ciel. Le monde n’est supportable que sur les écrans trompeurs des médias. Nos enfants ne veulent plus d’enfant. La canicule est un crime contre l’humanité.
La musique nous jouera-t-elle encore le coup de l’espérance ? La fête sera-t-elle assez forte pour donner la joie aux âmes tristes et l’insouciance aux enfances volées ? Ces jours de fête qui ne laissent plus qu’une toute petite place à la nuit ont le goût d’un sourire arc-en-ciel entre des larmes de pluie. Demain, l’été revient libérer les corps, chauffer les esprits et donner des fourmis dans les pieds. Demain, on dansera à la lumière des nuages quand le soir les enflamme. Demain, on essaiera encore d’oublier. Que résonnent les tam-tams et sonnent les cœurs ! Que la musique couvre de gaité les mauvaises nouvelles ! Allez, tant pis si on dérange avec les flons-flons étincelants des cuivres orange, avec les zim-boum-boums rouges qui bougent les hanches et tapent la semelle, et bravo si les guitares s’en mêlent et pleurent jusqu’à plus d’heure ! La musique est bonne comme l’oubli, comme l’oubli des cris qui ne s’oublient jamais, comme la rage du courage qui perd courage. C’est doux l’oubli des regards d’enfants quand ils ont perdu leur parents, apaisant comme la mer quand elle perd la mémoire des gens qu’elle a noyés. La musique vibre dans les chœurs de voix graves et se soûle d’hymnes vengeurs, calmes et forts pour le bonheur des dictateurs, des prédateurs, des profiteurs, des mangeurs de gosses, des violeurs de corps, des baiseurs d’amours en miettes. Il y a même des musiques pour ceux qui continuent de dévorer le monde en regardant l’heure à leur Rolex. Les tempêtes vont arriver demain. Joue sur ton piano noir, souffle dans le bois d’ébène de ta clarinette, tape sur la peau tendue de ton tambour ventru, à la peau tannée par les soirs de victoire. Vive la fête et vive l’oubli ! Vive le vin quand il est roux et la bière quand elle déborde sur la nappe à carreaux. Vive la fête et vive le vent d’été qui étire la nuit jusqu’au bord de la mer, toujours la même la mer, la même odeur de mère, ses embruns, ses mêmes baisers qu’elle dépose sur tes pieds tels des coquillages roses et zébrés. Si tu les mets à l’oreille tu entends ta mère qui te dis : « Tu as trop bu, il faut rentrer ». Vive la musique et vive l’été ! Vive les vacances et les souvenirs d’enfance, quand on s’endormait à pas d’heure dans les bras de maman, fatigué du bruit des gens qui crient plus qu’il ne chantent des chansons à boire, des chansons à croire que quand ils ont bu, ce sera toujours la fête, avec des frites et des amoureux, des lampions, des serments, des caresses des yeux qui donnent l’espoir que jamais on ne se dira adieu. Vive la fête et l’oubli des défaites.
Une nouvelle lettre de Mathurine
Ma chère amie,
Cette fois le festival pour adultes est terminé, mais il se poursuit encore pendant presqu'une semaine à destination de ceux que l'on appelle les "scolaires". Pour nous il n'y a plus de spectacles le soir, et avec eux ont cessé les animations que l'on pourraient qualifier de périfestivalières, les chants, les danses, les petites restaurations sur place, qu'elles soient assurées par les diverses associations coyennes ou par des professionnels. Vous êtes souvent venue par le passé et vous connaissez la chaude ambiance de notre festival, les retrouvailles, les rencontres, les discussions, toute cette joie partagée, ce rendez-vous annuel que pour ma part je ne voudrais manquer sous aucun prétexte. Quelle chance nous avons !
Laurent Domingos, avant chaque représentation (et du coup il se répète, car s'il y a des spectateurs fidèles qui, comme nous, viennent à tous les spectacles ou presque, il y en a aussi tous les soirs qui viennent là pour la première fois), Laurent, disais-je, se plaît à rappeler combien la sélection du festival se veut variée, présentant toutes les facettes de ce que peut être le théâtre, afin qu'il y en ait pour tous les goûts. Pour prendre deux extrêmes : voyez « Solar », spectacle de masque, absolument muet, triste et lent , énigmatique et poétique ; tout l'oppose à « Britannicus tragic circus », vrai feu d'artifice de danse, de musique et de dérision joyeuse. L'un et l'autre sont très réussis, chacun dans leur genre.
Après chaque représentation, nous sommes invités à "un bord de plateau", même si cela se déroule dans le hall d'entrée (sur le plateau lui-même les techniciens s'activent déjà à débarrasser la scène et à installer le nouveau plan de feu pour le spectacle du lendemain). Ce que dans le jargon on appelle un bord de plateau, c'est une discussion informelle avec le metteur en scène et les comédiens (ces métiers pouvant se décliner au féminin, bien sûr) et c'est une occasion assez rare de rencontrer ces gens-là qu'on n'a pas forcément la chance de côtoyer dans la vraie vie. Je n'y reste pas, bien que ce puisse être intéressant, parce que de fait, ça ne l'est pas toujours (intéressant), mais surtout parce que ça s'éternise parfois et que la bienséance fait qu'on n'ose pas s'en échapper. C'est délicat de se lever avant la fin, l'air de dire : Finalement je m'ennuie ! Donc, pour peu que je sois fatiguée, je préfère ne pas m'attarder.
Au bout du compte, 2023 fut un bon cru. Je note que nous n'avons pas eu de pièce du répertoire dit "classique". C'est rare qu'on ne nous glisse pas un Molière, un Shakespeare ou un quelque autre grand auteur des siècles passés. Mais non, cette année que du contemporain. Je ne m'en plains pas. Il faut vivre avec son temps.
Malgré la diversité des spectacles recherchée par les programmateurs, on observe que certains festivals se caractérisent par un élément récurrent, soit dans le thème, soit dans les procédés. Parfois c'est la présence de vidéo que l'on retrouve dans plusieurs pièces, ou bien c'est la fumée qui envahit le plateau tous les soirs. Je remarque que très souvent, en ce mois de mai 2023, nous avons eu droit, pour notre plus grand bonheur, à de la musique vivante (en live comme on dit maintenant ) : piano, guitares, tambourins et percussions diverses, violon, violoncelle, accordéon, harmonica. Pour plus de la moitié des spectacles, nous avions des musiciens sur scène. C'est bien agréable.
Une année le thème qui se dégageait assez nettement, c'était la femme. Cette année je remarque au contraire que nous avons eu quatre "seul en scène" (« Une vie de pianiste», « À la ligne », « Deux sœurs » et « Truffaut-Correspondance »), tous les quatre remarquables, et que ce n'était que des hommes (dans mes précédentes missives, je ne vous ai rien dit de « Deux sœurs » qui pourtant à mes yeux figurait au Top et méritait d'être primé... mais je ne peux pas tout vous détailler, sinon j'y passerais mes jours et mes nuits).
Ce qui m'a particulièrement frappée cette année, c'est que de très nombreux comédiens désormais (comédiennes tout aussi bien) ont une assistance vocale sous forme d'un discret micro fixé contre la joue. Ce dispositif leur permet sans doute un jeu plus nuancé, plus intime, et moins fatigant, que lorsqu'il leur faut porter la voix jusqu'au fond de la salle. Vous croirez sans doute que c'est un progrès, que dorénavant on les entendra bien partout. Eh bien détrompez-vous ! Maintenant ils peuvent se permettre de parler à voix basse, de sorte qu'en bordure de scène on ne les entend pas car les baffles acoustiques censés amplifier leur voix sont placés derrière les spectateurs des premiers rangs... qui donc pâtissent du moindre effort du comédien et ne profitent pas de l'augmentation du volume sonore que permet la technique. Le régisseur chargé du son n'a sans doute pas réfléchi à cette question.
On peut penser cependant que cette pratique du micro de théâtre va se généraliser dans les années à venir. À rebours de cette tendance, David Nathanson nous a dit "à l'ancienne" des lettres de François Truffaut d'une belle voix grave, forte et bien timbrée, ce qui n'empêchait nullement toutes les nuances du mépris, de l'ironie et de la tendresse aussi, de la colère et du persiflage. Au demeurant, je ne doute pas que Godard, littérairement assassiné par son camarade des Cahiers du cinéma, ait été humainement assez peu recommandable et on peut comprendre que, la jalousie aidant peut-être, la rivalité à tout le moins, Truffaut ait eu envie de le descendre en règle. Il demeure que l'œuvre de Godard est autrement innovante que celle de Truffaut, lequel critiquait si fort ses aînés quand il était jeune, pauvre et inconnu, mais qui, à son tour, ayant acquis une certaine notoriété, a fait tout comme eux du "cinéma de qualité" dès qu'il en a eu les moyens financiers. Ainsi va le monde. Chaque génération croit tout inventer et s'affirme en critiquant celle qui la précède. Éternelle querelle, les Anciens contre les Modernes, les Impressionnistes contre les Artistes académiques, et la Nouvelle vague contre la vieille marée...
Mais je dévie de mon propos. Je vous disais que désormais les comédiens ne sont plus obligés de s'exténuer à bien articuler et à parler haut et fort pour se faire entendre, bientôt ils joueront au théâtre comme ils jouent au cinéma (sauf qu'on n'a pas droit à l'erreur, il n'y a qu'une seule prise !). Nous verrons à l'usage si les spectateurs de la vieille école que nous sommes, vous et moi, auront à y gagner. Pour moi, la scène n'est pas le lieu du réalisme et j'avoue qu'une des choses que j'aime au théâtre, c'est précisément la théâtralité.
Mais j'arrête là mon bavardage pour aujourd'hui. Vous me dites que vous irez au festival d'Avignon cet été. Je me réjouis à l'avance de vous y retrouver.
Bien à vous,
Mathurine
Humeur cocasse et mutine. Quand les gens ont perdu le sens des mots, la démence avance la tête haute et le pied léger. Les mensonges ne sont que des songes et les vérités du poil à gratter. Tout est dans tout, sans souci du lendemain. La catastrophe arrive, mais le problème c’est la date des vacances. La France va se prendre quatre degrés dans le thermomètre mais on se demande à quel âge on va pouvoir partir à la retraite. C’est en même temps la guerre et les jeux olympiques. A qui donnera-t-on la médaille en chocolat ? Ce jeu à qui meurt gagne, est-il remboursé par la sécurité sociale ? Je profite de ces lignes pour parler égoïstement de moi-même. Je fais mon coming out. J’y ai bien droit. Je veux déclarer mon ressenti : je suis clown ! Élevé dès la naissance dans un corps qui n’était pas le mien, j’ai enfin trouvé la solution à mon mal de vivre. Grâce aux influenceurs des réseaux sociaux, j’ai découvert que mon vrai père était Zavatta et ma vraie mère Emma la clown. J’ai attendu la disparition de mes parents biologiques pour affirmer ma véritable nature de naissance. Je ne voulais pas les blesser. Mes frères m’ont dit qu’ils n’étaient pas surpris et qu’ils s’en étaient toujours douté. Ma sœur est choquée. Elle ne veut plus que je voie mes neveux. Elle craint que ce ne soit contagieux. Grâce à des amis bien placés, j’ai trouvé les bons médecins, militants et formés à mon genre de transition. Ils m’ont prescrit des anti-dépresseurs à forte dose qui équilibrent définitivement mon humeur. J’attends avec impatience le chirurgien qui me greffera le nez rouge que les traits de ce visage étrange dans mon miroir exige depuis si longtemps. Je ne suis ni homme, ni femme, ni LGBTQI+A, etc. Je suis clown. Je ne suis ni grand, ni migrant, ni incroyant, ni puritain, ni gâté, ni gamin, ni âgé, ni à pied, ni à voile, ni aviateur. Je suis clown ! Et je déborde de projets. Je vais faire rire les petits enfants sous les bombes, danser sous la pluie au milieu des tentes des camps de réfugiés, chanter avec les gens qui rentrent les mains vides après la distribution de rations de survie. La vie est belle. Les gens sont beaux ! On va rire et bien s’amuser. Je compte aussi me présenter aux élections. Je vise la présidence. On m’a dit que j’avais toutes mes chances. L’important n’est-ce pas de sentir son ressenti avec la suffisance indispensable pour décider enfin de changer sa vie avant de mourir raisonnablement de n’avoir rien compris ?
Une nouvelle lettre de Mathurine
Chère amie,
À peine vous avais-je quittée l'autre soir que nous assistions à nouveau à un spectacle sur lequel le public se partageait, entre ceux qui avaient "adoré" et ceux qui trouvait la pièce à tout le moins sans aucun intérêt, voire pire encore. Il s'agissait de « Trois ruptures » de Rémi de Vos. La pièce se compose en fait de trois sketches puisque successivement trois couples (qui n'ont rien à voir les uns avec les autres, même si ce sont les mêmes comédiens qui les incarnent) trois couples se défont et décident d'en finir, tout cela traité sur un mode "décapant et absurde" disait le prospectus de présentation. Les acteurs au début très élégamment habillés se dévêtent progressivement d'un épisode à l'autre et finissent en sous vêtement (certains ont pu regretter qu'il n'y ait pas eu un quatrième épisode !), sans que l'on comprenne véritablement pourquoi. Le tout était joué de façon chorégraphiée, vive, haute en couleur et assez drôle. Les comédiens étaient excellents et je dois avouer que je me suis amusée.
Mais, justement, c'est bien là le problème ! Les conversations que j'ai pu avoir à la fin du spectacle avec les uns ou les autres m'ont fait réfléchir. C'est toujours la même question : peut-on rire de tout ? Certains grincheux vous diront que de nos jours on ne peut plus rire de rien. Eh bien c'est un fait : on ne peut pas rire de tout et de n'importe quoi. On ne trouverait certainement pas drôle de traiter un "nègre" (c'est intentionnellement que j'emploie ce mot aujourd'hui prohibé) dans une cage comme s'il était un singe. Du moins je ne doute pas que le public de Coye-la-Forêt trouverait ça inadmissible et protesterait vigoureusement. Or pourquoi ce même public trouve-t-il drôle cette scène où un homme, après l'avoir attachée à sa chaise, traite sa femme comme un chien en lui faisant bouffer (excusez la vulgarité du terme, mais c'est celui qui convient en la circonstance) en lui faisant bouffer, disais-je, la pâtée destinée à son animal de compagnie. Ce même homme, à un autre moment de la pièce, fait pleuvoir une poudre blanche sur la femme, en précisant : « Là c'est du talc, mais dans la réalité, c'est de l'essence » et il mime le geste de frotter une allumette pour y mettre le feu. Et là aussi on trouve à rire ! Or, si l'on y réfléchit un peu, on n'assiste à rien d'autre qu'à la représentation d'un féminicide. Comme ça, sans distance, sans réflexion, sans esprit critique, au premier degré. Certains spectateurs (hommes et femmes) ont grincé des dents et je les comprends. Mais que la majorité du public (et moi-même, je le confesse) ait pu rire de cette scène, comme si l'humiliation des femmes et la violence qui leur faite étaient normales et naturelles, pas graves en somme, c'est dire combien la misogynie reste un impensé profondément ancré dans notre société.
Que dire encore à propos de cette pièce ? Tout comme les enfants se complaisent à un certain âge à répéter caca-bouda-crotte, on a l'impression que certains auteurs croient démontrer leur audace et leur liberté en accumulant les gros mots ou en multipliant les plaisanteries osées. Or ces mots graveleux, par exemple "salope..., enculé... " (excusez-moi de les reproduire ici, mais ils sont nécessaires à ma démonstration), ces mots dans leur utilisation brute, sans distanciation critique, sont le plus souvent sexistes ou homophobes. On pouvait trouver par exemple que la deuxième histoire, celle du pompier, comme ça juste pour la blague, était purement gratuite et l'allusion, disons-le tout net, de mauvais goût. Que veut dire l'auteur au juste avec ces trois ruptures ? Veut-il simplement s'amuser et nous faire complices de ses jeux infantiles ?
Rémi de Vos reconnaît lui-même que peut-être il ne pourrait plus écrire une telle pièce après #me-too et les revendications des mouvements féministes. Mais apparemment de nombreuses troupes, sans distanciation, continuent à vouloir la monter, et l'auteur, sans remise en cause réelle, continue à en accorder les droits.
Ces querelles (amicales et policées, je précise) qui se sont exprimés après la représentation de « Trois ruptures » me font penser à une polémique très vive (14 commentaires, un record !) qui s'était développée sur le blog COYE29 en 2013, un peu sur le même thème, à la suite d'un spectacle que certains avaient trouvé "génial" et d'autres "détestable". Il s'agissait d'une pièce d'Israël Horowitz intitulée « Le premier ». http://coye29.com/blogs/blog2.php/2013/05/31/le-premier
Aujourd'hui, encore plus qu'il y a dix ans, les propos et les comportements sexistes ne peuvent en toute innocence faire l'objet d'un spectacle prétendument comique. Je suis reconnaissante aux spectateurs critiques qui m'ont ouvert les yeux et m'ont aidée à la réflexion. C'est un des plaisirs de notre festival de pouvoir librement échanger les points de vue à la sortie, au-delà de "j'ai aimé" ou "je n'ai pas aimé." Car les goûts et les couleurs, c'est entendu, ne se discutent pas. Mais les réalisations théâtrales, les discours explicites ou sous-jacents qu'elles portent, doivent pouvoir être disputées sans restriction.
À bientôt, ma chère amie,
Votre toujours fidèle
Mathurine
Ma très chère amie,
Je m'étais promis de vous envoyer quelques nouvelles de notre festival théâtral (le quarante-deuxième, vous rendez-vous compte ?). Mais les spectacles se succèdent depuis plus d'une semaine (nous n'en avons manqué aucun), sans que je vous aie rien écrit. Excusez-moi, chère amie, je ne vous oublie pas, c'est le courage qui me manque. L'absence de Nathalie, qui tous les soirs faisait des photos, a beaucoup affecté Marie-Louise qui, du coup, a renoncé à la tâche qu'elle s'était assignée et qu'elle a remplie avec succès pendant de nombreuses années : faire en sorte que tous les spectacles sans exception fassent l'objet d'un article sur le blog COYE29 . Et cette année, rien ! Une grande paresse généralisée s'est abattue sur tous les rédacteurs. Ce qui démontre bien, a contrario, (s'il était nécessaire de démontrer une évidence) que le rôle de Marie-Louise était essentiel.
Que voulez-vous ? Les années passent et il arrive un moment où il faut chercher le relais. Marie-Louise n'a pas trouvé quelqu'un pour la remplacer et on s'aperçoit que c'est dommage. Pour ce qui concerne la présidence du festival, la transmission s'est faite depuis l'année dernière puisque Jean-François Gabillet, co-fondateur du festival et donc sur le pont depuis quarante ans, a laissé la place à un petit jeune (ne voyez pas dans cette expression une marque péjorative, mais bien plutôt un signe d'affection puisque Laurent Domingos, le nouveau président du festival, a l'âge de mes enfants). Quant à la direction artistique, elle a été confiée cette année à David Nathanson. Ainsi, avec une équipe rénovée et rajeunie, pouvons-nous espérer que le festival continuera à vivre aussi longtemps qu'il a déjà vécu et que nous mourrons avant lui (regardons les choses en face, chère amie, dans quarante-deux ans, ni vous ni moi ne serons encore là pour participer tous les soirs à cette grande fête du théâtre).
.Venons-en à la programmation de cette année. Nous avons eu jusqu'à présent trois spectacles sortant nettement du lot, dans l'ordre chronologique de passage au festival : « Une vie de pianiste », « À la ligne » et « Deux sœurs ». Dans la conversation, Laurent Domingos avait affirmé : « Cette année le festival sera plus consensuel que l'année dernière. » Je n'en suis pas très certaine : si l'unanimité absolue s'est faite sur les deux premiers spectacles que je vous ai cités, vraiment hors du commun, nombreuses pièces m'ont paru de bonne tenue, mais sans être renversantes, et deux, contrairement à ce qu'affirmait Laurent, ont été nettement clivantes : « Pièce en plastique » et « J'ai si peu parlé ma propre langue ». Ce sont des spectacles qui se veulent critiques, alliant le grotesque et la caricature jusqu'à l'outrance et le "mauvais goût", comme dans les comédies grinçantes du cinéma italien des années 70 (souvenez-vous dans notre jeunesse, « Les monstres » de Dino Risi, « La grande Bouffe » de Marco Ferreri ou encore « Affreux, sales et méchants » d'Ettore Scola. Souvenez-vous aussi comme « Hara Kiri », pouvait être de "mauvais goût" : « Bal tragique à Colombey, un mort ! ». Ici une femme en robe à paillettes enfile une veste de militaire pour nous servir le discours de De Gaulle à Alger « Je vous ai compris ! »). Évidemment, si on n'apprécie pas ce genre d'humour provocateur, on ressort de la salle de méchante humeur ! J'ai entendu des critiques très sévères à la sortie de « J'ai si peu parlé...», comme quoi le jeu des comédiennes ressemblait à de l'improvisation et qu'on se serait cru dans un spectacle amateur ; à quoi je réponds : oui, c'est vrai, pour la bonne raison qu'elles jouaient le rôle d'intervenantes à la radio qui parlaient en direct et qui donc effectivement improvisaient, se trompaient, se reprenaient ... mais c'était les personnages qui improvisaient, pas les comédiennes, qui étaient très pros, au contraire ! Au demeurant , le spectacle ne m'a pas emballée, l'ensemble était assez foutraque et désordonné... Malheureusement personne ne s'étant exprimé sur le blog, nous n'avons plus de lieu pour polémiquer et découvrir les points de vue divergents.
Je ne vous en dirai pas plus pour aujourd'hui car nous avons encore six jours de festival devant nous. À l'occasion, allez voir « Une vie de pianiste » : outre que le musicien est prodigieux de virtuosité, il parle avec beaucoup d'humour de son apprentissage dans la Roumanie de Ceausescu et de son exil en France. On passe en sa compagnie une excellente soirée.
.Mais surtout, je vous recommande très vivement « À la ligne » (d'après le livre de Joseph Ponthus, qui a fait l'objet de plusieurs adaptations, mais qui est ici mis en scène et joué par Mathieu Létuvé, absolument exceptionnel). Le théâtre est un art difficile et exigeant, ici tout est parfait : le texte à lui seul est déjà très fort ; la mise en scène et la scénographie sont intelligentes et toujours signifiantes (rien de gratuit dans les déplacements des éléments de décors, et ce sont des moments de respiration indispensables à la poursuite du récit, qui est souvent très dur, à la limite du supportable) ; la lumière froide des néons correspond exactement au monde du travail, contrastant avec la lumière plus jaune de la maison et des temps de repos ; le jeu de l'acteur est généreux et puissant, sincère et totalement engagé, en connivence avec le musicien électro, discret en fond de scène. La salle était debout pour applaudir. Je ne sais pas si le spectacle tourne encore ; si oui, j'ai une recommandation à vous faire : lâchez tout et acceptez de faire des kilomètres pour le voir. À défaut, lisez le livre, c'est un témoignage impressionnant (superbement écrit) sur le travail dans les usines de l'agroalimentaire en Bretagne. C'est le pendant contemporain de « L'établi », ce livre de Robert Linhart qui décrivait, dans les années 70 du siècle dernier, le travail à la chaîne dans les usines d'automobile. À cinquante ans de distance, Linhart et Ponthus, deux intellectuels travaillant en usine tirent de cette expérience une grande œuvre littéraire.
Il faudrait que je prenne le temps de vous en parler plus longuement mais dès ce soir un nouveau spectacle nous attend.
Donc je vous quitte, très chère amie, et vous assure de mes plus fidèles pensées.
Votre fidèle Mathurine
Ah, les hommes et le déni viril ! « C’est pas faux… » finissent-ils par concéder en se grattant le rêche qui hérissonne leur menton. Ne me dites pas qu’ils sont plus bêtes que les autres, les hommes. Ne soyons pas misandres. Ils savent développer sagacité, foi et clairvoyance mais à des propos qui leur sont propres. Ils ont entre eux de si âpres discussions avec des idées si arrêtées qu’ils ne devraient guère s’étonner de ne jamais progresser. Toutefois certains chiffres les jettent soudain dans un silence abyssal où résonne à peine l’écho d’un agacement circonspect. Les violeurs et les incesteurs sont à 90% des hommes et ils sont de l’entourage de leurs victimes. Les personnes enfermées derrière les grilles de notre système carcéral sont des hommes à 98%. Les responsables des accidents mortels sur notre réseau routier, et souvent leurs victimes, sont des hommes à 85%. Depuis des temps immémoriaux, la plupart des violences sont commises par des hommes. Les crimes de guerre, les massacres, les génocides, les viols de masse, sont commis par des hommes. « C’est pas faux » se creusent-ils la tête dans la position classique du penseur de Rodin. Sans plus. On note. On vous répondra plus tard. Certes ils sont conscients du problème. Ils sont prêts à mesurer sa réalité et catastrophés par ses conséquences dramatiques. Ils regrettent amèrement les souffrances des victimes, enfin celles qui arrivent encore à crier à l’injustice. Mais voilà. Il y a comme une effet essuie-glace. Tout d’un coup, un bruit incongru, un évènement fortuit, et les voilà revenus à leurs délicieuses fictions. Il suffira d’un match à la télé, du SMS d’un copain, d’un appel du travail, d’une alerte incendie ou d’un avis de tempête, d’une information inquiétante au journal télévisé, d’une campagne électorale, d’une jupe qui passe dans la rue ou d’une déclaration de guerre quelque part dans le monde et en un instant ils oublient tout. Les cris des victimes s’assourdissent subitement pour ne devenir que le brouhaha lointain de regrettables dommages collatéraux. Alors leurs oreilles se tendent, leurs muscles se bandent, leurs yeux se fixent et leurs mentons se dressent vers la ligne bleue des Vosges. Les hommes ne sont plus là pour réfléchir aux détestables effets des événements dont ils sont les causes. Ils ne sont déjà plus là. Ils sont sur le champ, le terrain, le ring, l’hémicycle, le chantier, le tatami, dans la spectaculaire démonstration de leur virilité.
Il nous reste la musique. Même si chacun.e a la sienne, elle est notre grand ventre commun. Dans le vibrant silence de nos têtes résonne le doux bronze du cœur de maman. Depuis la nuit des temps fœtaux, nos inconscients naissants sont bercés du même ressac de vagues d’amour. La musique n’a même pas besoin d’être belle. Chacun.e la sienne. Suspendue aux temps immobiles d’avant notre naissance, chacun fait son propre nid de replis chauds et frémissants. Battements de pouls. Battements de tambours aux peaux tendues. Rebondissants petits galops des cabris sur les pierres des éboulis. Battements de pluie sur la verrière, la nuit. Vibrations profondes de corps de cuivre dorés étincelants de soleil. Plaintes longues des chalumeaux de roseau ou des bassons en bois exotique. Vapeurs lourdes de l’orgue enroulant d’un même volute l’encens et les couleurs des vitraux du chœur. Atmosphère myope tremblante au-dessus des prairies au matin d’été. La musique est une fumée qui ferme les yeux et clôt la pensée, mais aussi un brouillard qui ouvre les oreilles et parle au cœur. Il nous restera toujours la musique pour communiquer. Quand les idées seront mortes et les discours vidés, quand les lendemains auront définitivement abandonné l’espoir de chanter, il nous restera la musique pour exister. Tous les autocrates et les tyrans du monde le savent. Une de leurs premières tâches est de mettre au pas musique et musiciens, les emprisonner, les silencer jusqu’à ne même plus supporter les battements du moindre cœur. Leur seul instrument est le métronome. Ils ne gardent pour les jours de gloire que quelques hymnes pompiers pour noyer les foules dans leurs cris et laver plus facilement le sang des sacrifiés. Mais dans les champs de canne ou de coton, les esclaves ont repris les chants de vieille misère, au rythme des fouets des gardiens. Les mères n’ont jamais arrêté les chansons douces aux oreilles des enfants chagrins, suçant leur pouce. Les vieux survivants ont gardé cachés sous la paille ou entre tuile et poutre leurs instruments poussiéreux pour les jours de printemps, quand la vie démange les pieds des amoureux. Et les grands-mères ont toujours préservé au profond d’elles les refrains usés des contes et des mythes qui ont construit l’humain de l’humanité. Les notes sont des oiseaux, les portées des perchoirs pour hirondelles. La musique sera encore là quand avec toute leur violence, leur sauvagerie, leur cruauté, les hommes forts de leurs passés mortifères croiront nous avoir fait taire. Alors petit à petit, son à son, de mélodies hésitantes en timides harmonies, la reconquête commencera.
La compagnie Atelier Acte ll présentait, dimanche 9 mars, une pièce d’Heiner Müller écrite en 1970, intitulée "Mauser", du nom de l’entreprise allemande de fabrication d’armes.
1917-1922 : la Révolution est en cours dans la ville de Vitebsk, dans l’actuelle Biélorussie. Sur scène, sept combattantes, toutes identiques, dont les actes et les paroles vont se répéter, en une implacable monotonie. Avec leurs vêtements gris, leur voix neutre, leurs gestes étriqués, enfermées dans des parodies de dialogue, elles donnent à voir l’envers de toute utopie, son côté sombre, quand même les bourreaux se transforment en victimes. Car un individu ne peut renoncer, s’arrêter, se démarquer du groupe. Celui qui ne veut plus obéir doit être éliminé, devenu à son tour, par une impitoyable logique, l’ennemi à abattre.
S’appuyant sur une mise en scène sobre et efficace, la pièce révèle l’effroyable déshumanisation à l’œuvre dans toute révolution, le prix à payer, quelle que soit l’idéologie qui le justifie. Un constat lucide et amer qui pose les limites de l’engagement, dans un univers de violence symbolisée par ces pages que l’on arrache tout au long de la pièce, comme autant de créations que l’on détruit, autant d’auteurs que l’on réduit au silence.
Pourtant, il reste un espoir, fragile et ténu. Un geste qui s’arrête, une page que l’on ne déchire pas, une arme qu’on abaisse, un paysan qu’on laisse partir… Et si c’était juste cela, parfois, être humain, juste la force de dire non ?
Sur la scène, trois rectangles délimitant distinctement trois espaces. Au fond à gauche, un mur de livres et un tapis de journaux : le lieu de la culture ou celui de l'endoctrinement ? Au milieu, un espace vide, bordé de sept lampes qui s'éteindront, une à une, au fur et à mesure que le spectacle avance : le lieu de la justice, ou bien celui de la censure, ou encore celui des exécutions, du déchaînement, de la folie ? À l'avant-scène à droite, des tapis et des coussins : le monde de la douceur ou celui du confort petit-bourgeois qu'il faut abandonner pour embrasser la cause révolutionnaire ? De l'autre côté, en bord de scène, une hache, plantée dans un billot : comme un clin d'œil à d'autres œuvres de Heiner Müller ("Horace" – "Et Horace fut exécuté avec la hache" ; "Hamlet-Machine"– "Voici que vient le fantôme qui m'a fait, la hache encore dans le crâne" et plus loin "fend avec la hache les têtes de Marx Lénine Mao."...) ; ou même comme un écho à "Stabat mater furiosa", la pièce de Jean-Pierre Siméon montée il y a quatre ans par le même metteur en scène (Rémy Chevillard) et la même troupe (Atelier Acte II) – "Plus cruelle et plus définitive que la cruauté des haches au poignet, les haches" – ou bien comme une guillotine qui fonctionnera sept fois au cours du spectacle ? Tout au fond à droite, contre le rideau noir, des bancs où viennent s'asseoir les sept comédiennes qui refont inlassablement des gestes répétitifs : comme ceux des ouvrières à l'usine ou comme ceux qu'exécutent les révolutionnaires accomplissant, sans faiblir, la tâche qui leur est confiée ?
Le théâtre propose des tableaux et peut-être des symboles, suggère des évocations, et c'est à chacun, chacune, de les interpréter selon sa sensibilité, sa culture et son imaginaire.
Si l'image finale de la "chute du mur" renvoie nécessairement à l'histoire de Berlin où a vécu l'auteur, que peut bien évoquer le déferlement de livres qui viennent s'échouer comme une vague sur la scène, dans un décor désormais dévasté, fait de désordre, de saccage et de ruine ? L'important, c'est que ça remue chaque spectateur, que ça le touche d'une façon ou d'une autre, que ça le dérange, que ça l'exaspère ou que ça l'enchante.
Le texte de Heiner Muller est peut-être un cri de désespoir, car effectivement la question qu'il pose – les révolutionnaires peuvent-ils échapper à la violence, exercée et subie ? – est une vraie question et il n'y a pas de réponse. Ce n'est pas une condamnation du processus révolutionnaire mais une interrogation sur sa possibilité d'aboutir. Quel est le prix à payer pour la liberté ? Pour changer le monde, doit-on sacrifier la vie ? A-t-on le droit d'exercer la dictature contre la dictature ? On connaît le paradoxe : pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! Pour accéder à l'humanité, peut-on, doit-on, s'interdire toute humanité ? La fin justifie les moyens, diront certains. Mais que peut-on espérer d'une société qui advient dans la violence ? Toutes ces questions, souvent paradoxales, restent ouvertes.
Et pour beaucoup d'entre nous, le spectacle est désespérant, car, quand même, il y a urgence à changer le monde. Alors "Que faire" ?
Heureusement il y a les perce-neiges. Il n’a pas neigé chez nous en ce mois de Février. Mais tout d’un coup le regard s’accroche à une flaque immaculée de fleurs timides et simples. Faute de mieux, vivaces et volontaires, elles ont fait elles-mêmes la neige qu’elles rêvaient de percer. Une discrète odeur florale sucrée lutte un instant contre la brise. Le laque d’azur profond du ciel laisse en bas aux arbres une frange pour graver leurs membrures suppliantes et dorées. Un avion de ligne chuintant scarifie l’horizon. Et tout revient. La fumée, la poussière, les cris, les enfants perdus, les mères mortes et les nuits incendiées. La croûte terrestre se décolle. Dans nos têtes, les plaies de la terre se remettent à saigner. La fabrique humaine de l’inhumain est lancée dans un vacarme assourdissant de métallurgie. Les grands mâles sont petits, ventrus et pommadés. Leurs œillades de matamores fusillent les objectifs luisants de leurs presses courtisanes. Les hommes de rang sont loin. Devenus des robots caparaçonnés de verdâtre, ils sont debout, enfoncés dans des tranchées gluantes de boue puante. Ils glissent pour la propagande un sourire intemporel à leur bien-aimée. Chair à canon. Sur leur manche fleurissent les petites taches de couleur de leurs drapeaux, ces couleurs pour qui l’on meurt. Petits crocus bleus et jaunes crevant le tapis de feuilles froides de la fin d’hiver. Bientôt le sang rendra dérisoire cet effort printanier. Où sont la grâce, le raffinement, la finesse, l’élégance ? Qu’ont-ils fait de l’amour et de l’amitié ? Que reste-t-il des musiciens, des poètes et des doux amants du petit bois de Saint-Amand ? Pour qui chanteront les poétesses, les musiciennes et celles qui chantonnent aux oreilles des enfants la dernière comptine du soir ? Pour qui laveront-elles les carrelages ? Pour qui se maquilleront-elles ? Pour qui éplucheront-elles les vieux ouvrages de bibliothèques surannées ? Pourquoi danseront-elles dans leurs chatoyants opéras, quasi nues et si belles ? Avec qui valseront-elles au petit bal de la Saint Jean ? Le monde se vide, ivre du temps qui saigne de la clepsydre. Les dernières gouttes qui arrivent encore à sourdre de la planète écrasée s’écoulent comme d’un citron pressé. Heureusement il y a les perce-neiges. Avez-vous remarqué leur blancheur parfaite, à peine acidulée ? Mais regardez, ils baissent déjà la tête. Que regardent-ils ainsi à leurs pieds ?
Le front haut et les mâchoires serrées, ils préparent la troisième guerre mondiale. Les drapeaux claquent déjà dans le vent de l’histoire. Chacun choisit son camp : les gentils ou les méchants, les cruels ou les couards, les héros ou les fuyards. On a encore le temps de choisir si on a la chance de n’être ni russe, ni ukrainien, ni syrien, ni arménien, ni yéménite, ni éthiopien, ni… La liste des chanceux diminue comme peau de chagrin. Il ne reste que le choix des armes. Il y a déjà du sang sur le calendrier. Les hommes se comptent. Les femmes se taisent ou cherchent des histoires de poneys roses à raconter aux enfants qui pleurent la nuit. La course n’est plus aux masques ni au gel désinfectant. La course est aux armements. Les lendemains qui chantent, les promesses d’avenir, les engagements des G 20 ou des G je ne sais plus combien, les brillantes déclarations de bonnes intentions politiques, les beaux discours la main sur le cœur, les campagnes électorales qui enflamment les écrans médiatiques, tout est tombé dans la grande poubelle des propagandes guerrières. La troisième guerre mondiale sera comme les autres, une guerre juste. Les gens sont déjà prêts à devenir des dommages collatéraux malchanceux ou des survivants ravagés par la culpabilité d’avoir survécu. La planète sera transformée en enfer, de sécheresse en inondation, de famine en pandémie, d’incendies étouffants en pluies radioactives, autant d’horreurs à faire pâlir les sept plaies de l’Egypte antique. Qui écoutera la femme aveugle violée par son copain ? Qui entendra dans l’escalier pleurer la petite fille incestée par son cousin ? Qui protègera les victimes de la barbarie ordinaire ? Qui cherche le tueur du petit matin, quand tout le monde prépare le massacre du grand soir ? Les yeux se ferment déjà, les oreilles se bouchent et les bouches n’osent plus élever la voix pour défendre le faible, le vieux et l’opprimé. Alors qui parlera pour la vulnérable, la vieille et l’édentée ? Les hymnes vont résonner. Les foules vont se rassembler pour déchaîner les haines et les chants virils. Les vengeances vont s’écraser les unes contre les autres. Les animaux seront immolés sur l’autel de l’indifférence humaine. Pourtant personne ne manifeste, personne ne marche dans la rue pour exiger la paix. Personne n’accuse du sacrifice de l’humanité les mafieux apatrides qui s’offrent l’éternité par le crime. Leur stupides querelles se confondent en étreintes suicidaires et fondent des mythes et des légendes pour leurs adorateurs fanatiques. Il y a longtemps qu’ils ont tué Jaurès.
Rien ne nous permet l’optimisme. L’année passée a semé la douleur et le désespoir dans les sillons sanglants des champs impurs de l’Histoire. Les hymnes de victoire et autres chants de gloire ressemblent à d’aigrelets réveils de coqs déplumés, à peine audibles sous les coups de tonnerre des guerres et de leurs bombardements sourds, aveugles et anonymes. Vous souvenez-vous des vertes prairies des enfances de jadis ? Revoyez-vous les roulades velours des jeunes amants dévalant les côteaux riants de fleurs sauvages ? Vous souvenez-vous encore des automnes déclinants, rouge et or, qui nous murmuraient à l’oreille des histoires de renaissance et de printemps ? Le val était d’herbe bleue et de soleil bourdonnant d’abeilles. Le beau jeune homme semblait dormir. La nostalgie n’avait encore que la couleur du coquelicot, mon âme, d’un tout petit coquelicot. Les gravats des jours de haine ensevelissent les villes d’Ukraine. La rage coule aussi fort que la vodka dans les veines des condamnés aux meurtres, aux viols et aux plus malsaines des aventures humaines. Les disettes préparent les famines. Les hivers n’entendent plus ronfler de poêle devant les cheminées. Les mains des enfants sont glacées. Les larmes finiront-elles par geler ? La planète se réchauffe, mais les cœurs restent froids. Les yeux se perdent dans les noirs entonnoirs des abîmes de bêtise de ces beaux hommes aux corps huilés, bruns et musclés qui brandissent la coupe du monde du Qatar au-dessus de leurs têtes de conquérants affamés. La coupe du monde est pleine ! Elle déborde déjà du sang des esclaves de leurs pyramides à air conditionné, de celui des ventres ouverts des femmes prostituées par les guerriers de toutes les conquêtes de la virilité, de celui dilué d’oubli et d’eau de mer des noyés de la Manche et de la Méditerranée. La coupe du monde a débordé. Mais sur le rouge du manteau du Père Noël, la tâche écarlate se verra-t-elle ? Allez les rennes ! Encore une tournée ! Ne laissez pas le traineau s’embourber. Un dernier verre, c’est ma tournée. Un dernier Noël enturbanné de promesses dorées, enguirlandé de regards émerveillés d’enfants crédules qui ne sont encore tombés que sous le charme d’histoires d’espoir sans cesse renouvelé, de Noëls crépitants, de Noëls enneigés, de Noëls magiques où les bébés naissent dans la paille et deviennent plus tard des sauveurs de l’humanité, des sauveurs d’espoir dans l’humanité.