Depuis quand l’humanité est-elle tombée dans l’énorme piège des « normes » ? Les êtres humains se sont fait prendre dans les chausse-trappes des groupes, des communautés, des ethnies, des castes et des races, probablement dès le néolithique. Avec l’agriculture et la domestication des animaux, la richesse de ces civilisations premières a permis un accroissement rapide des populations, entraînant la nécessité de les comptabiliser. Pour compter, il a fallu écrire. Les scribes et les comptables, mais aussi les voleurs et les escrocs se sont organisés. La hâte a gagné les normatifs et les comptes ont remplacé les contes des veillées d’hiver. La hiérarchie des sociétés sexistes a offert à ses despotes le privilège du vol légal grâce à la mise en coupe réglée de leurs peuples maintenus en servitude volontaire. Mais il faut diviser pour régner. Le triage eugénique oblige à extraire les chèvres des moutons, les noirs comme ceux à cinq pattes et les tondus des galeux. La démocratie athénienne avait déjà soigneusement séparé les citoyens des étrangers, des esclaves, des femmes et des enfants. Les normes psychiques et physiques, érigées en esthétiques sacrées, avaient déjà acquis la cruauté implacable de celles de notre société moderne. On y tuait les mal formés, violait les femmes et les enfants, exilait les lépreux et enfermait les invalides survivants. La charia n’a rien à envier à ces coutumes ancestrales cruelles. La naissance des nations au dix-neuvième siècle, circonvenant les gens derrière des frontières d’états impérieux, a soulevé suffisamment de haines patriotiques pour nous offrir les massacres et les génocides du vingtième siècle. Derrière ces frontières, érigées en grandes murailles scarifiant la planète bleue, chacun.e se retrouve identifié.e. Notre identité ne nous appartient pas. La société sexiste nous tranche en groupes et sous-groupes, nous déchire en familles et sous-familles, nous découpe le long de nuanciers imbéciles de couleur de peau, de déclassements de richesse et de dégradés de pouvoir social. En haut, les grands blancs riches mâles, les intacts, les intouchés, que les ressacs des rumeurs de leurs crimes ne peuvent atteindre. En bas, les intouchables. « Iels » sont sans dents, sans pieds, sans argent et sans papiers. Le titre de « Miss Univers de la misère » a été attribué ce mois-ci à une migrante, moyen-orientale, musulmane, affamée, morte avec son nouveau-né en accouchant dans les glaces d’une forêt polonaise. Le prix lui sera remis par un petit tyran moustachu biélorusse, avec la bienveillante bénédiction des puissants de ce monde.
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D’Albert Cohen
Lecture : Jacqueline Chevallier et Patrick Chevillard
Musique et mise en espace : Rémy Chevillard
Que devient un petit garçon qui, le jour de ses dix ans, voit pour la première fois un regard de haine se poser sur lui, entend les mots de la haine briser à jamais son cœur et sa joie ? Il est difficile de l’imaginer si on ne l’a vécu.
Mais le vieil homme se souvient, lui, de cette blessure du 16 août 1905, de la plaie ouverte — et jamais cicatrisée —, dans sa vie d’enfant aimé, heureux de vivre, de la brûlure des mots que lui jeta au visage un camelot au rictus haineux : « Sale juif !... C’est pas chez toi ici ! »
À 76 ans, Albert Cohen regarde le petit garçon de dix ans qu’il était, éperdu de souffrance, et considère l’adulte qu’il est devenu, qui pense à sa propre mort et se souvient des morts dans les chambres à gaz des camps nazis : « Je suis le spécialiste de la mort », écrira-t-il.
Cette œuvre grave et forte, Jacqueline Chevallier et Patrick Chevillard en ont donné lecture au public convié samedi 13 novembre, au Centre culturel de Coye-la-forêt, par l’association « Le Cœur et la plume - Solidarité Coye ». La profonde humanité du texte, comme sa beauté, étaient à sa place ce soir-là pour donner la main à la solidarité entre « frères humains », au rejet définitif de toute haine et de toute exclusion.
Car enfin l’exclusion et la haine sont encore là, elles s’entendent encore dans les discours d’aujourd’hui, et la parole d’Albert Cohen, le monde a besoin de l’entendre.
Là est la richesse du texte. Il n’est pas seulement le récit d’un souvenir marquant de l’enfance de l’écrivain, c’est une dénonciation des violences perpétrées au fil des siècles, depuis les pogroms jusqu’à l’extermination planifiée par les nazis, en passant par l’Inquisition et l’affaire Dreyfus. Il est une révolte contre l’usage de la force et des armes, contre l’exclusion de l’étranger, une dénonciation de l’hypocrisie bourgeoise qui prône « l’amour du prochain » en même temps qu’elle s’accommode, et use, de la barbarie. Un plaidoyer vibrant pour le rejet de toute haine.
Les voix des lecteurs ont varié les tonalités, modulé les propos, se sont emparées du texte comme d’une partition, jouant de l’humour et de l’autodérision, transmettant la tendresse ou la douleur, criant la colère et la révolte de l’écrivain contre les injustices et les exactions, et en appelant à nous « frères humains » pour qu’enfin la haine ne l’emporte plus.
La mise en scène de la lecture, Rémy Chevillard l’a voulue d’une parfaite sobriété pour que rien ne distraie l’auditeur de son écoute : sur fond de rideaux noirs, deux espaces de lecture, deux postures, deux voix rassemblées côté jardin, proches et distinctes. Lampes discrètes sur les deux tables. On apprécie le souci de l’esthétique et du détail : le gilet noir masculin sur une chemise bordeaux, l’élégance d’une robe noire ouvragée, un bijou discret. On serait presque tenté de projeter des personnages sur les acteurs-lecteurs, comme les parents du jeune Albert, tant les voix masculine et féminine savent dire la tendresse pour l’enfant, l’admiration pour l’être qu’il devient, ainsi que la douleur éprouvée quand celui que l’on chérit plus que tout a subi une telle violence.
Outre les mots et les voix justes, la musique de la clarinette et de l’accordéon offrit des pauses dans le récit pour laisser se développer les vibrations qu’il suscite, pour donner du temps à l’émotion et à la réflexion ; la pensée du spectateur suivait son cours vers son propre imaginaire, emmenée par la mélodie des musiques de l’Est. Témoin à distance, assis sur un tapis, Rémy Chevillard offrait, par la musique, sa propre lecture du texte.
Au sortir de l’obscurité de la salle, l’on se rassembla autour d’un verre de cidre et d’un gâteau au chocolat pour partager ses émotions dans les échanges de l’amitié. La solidarité ne fut pas un vain mot puisque Jacqueline, Rémy et Patrick remirent à l’association « Le Cœur et le plume-Solidarité Coye », pour le soutien aux exilés, l’intégralité de la recette de la soirée.
La lecture théâtralisée a été reprise au Festival "Saint-Maximin sur scène", le vendredi 19 novembre. Les photos ont été prises au cours de cette représentation par Audrey Pestel (signant du nom de : Aude Landelle en tant que photographe).