J'avais vingt ans quand le printemps faisait s'envoler les pavés parisiens. Des rêves plein la tête, nous découvrions la plage sous nos pieds. Nous disions qu'il fallait faire l'amour, pas la guerre. Nous voulions croire à l'amitié entre les peuples. Nous pensions que tout était permis, et nous proclamions qu'il est interdit d'interdire. L'heure était à la rêvolution.
Il ne fallait pas nous parler d'utopie. Tout nous paraissait possible. Est-ce qu'on n'avait pas envoyé des hommes dans l'espace, est-ce qu'on ne poserait pas bientôt les pieds sur la Lune ? Oui, tout serait possible dès lors qu'on ferait sauter les vieux carcans des conventions et de la morale. Du haut de notre jeunesse insolente, nous avions la prétention de refaire le monde. Vivre sans temps morts ! Jouir sans entrave ! L'homme ne serait plus asservi par le travail et la morale. La croissance illimitée des richesses matérielles permettrait de satisfaire les besoins de tous et l'on vivrait heureux sur une planète apaisée.
Aime ta folie, toi qui te crois folle. Aime ta différence, ton non-conforme qui te fait si mal les jours de disgrâce où tes volets restent fermés. Aime ces voix dans ta tête qui ne te parlent pas mais que tu écoutes quand même. Pourquoi toi ? Tu cherches toujours la même réponse. Aime cette folie pourtant. Elle te paraitrait douce s’il n’y avait pas leurs regards lisses, qui glissent sur tes yeux et crissent sur ton corps comme des brûlures de rasoir.
Il y a des mots valises, des mots tellement lourds qu’ils sont insupportables. Il est question de reprendre les définitions des mots handicap et handicapé.e pour soulager un peu de leurs poids ceux et celles qui les portent ? L’association « Droit Pluriel » nous soumet ce challenge, plus ardu qu’il ne paraît. Le mot handicap date du début du 20ème siècle, mais son usage médico-social a proliféré après les années 70. Il a permis d’étiqueter, de répertorier et surtout d’évaluer l’incapacité individuelle à servir pleinement la société, comme il se doit pour un.e citoyen.ne à part entière.
Il y a des irremplaçables. Il y a des gens qui sont des phares. Leurs yeux balaient nos nuits de longues lueurs d’espoir. La course de nos vies paraît moins incertaine et les récifs noirs des jours de peine moins acérés à nos cœurs transis. Il y a des gens comme ça, des gens simples, comme vous et moi. Ils se réveillent dans le même monde injuste et s’endorment sur les mêmes regrets amers. Leurs rêves sont aussi fous que les nôtres, et aussi forts sont leurs besoins d’amour. Mais si un jour on les croise, on les rencontre, la vie n’a plus la même couleur. On le sait d’instinct.
Penser à sa vie au jour le jour. Regarder ses vieux démons bien en face. Voir le monde tel qu’il est. Croire ce que reflètent nos rétines, malgré l’inacceptable bêtise humaine, malgré l’intolérable cruauté des bourreaux et les inaudibles hurlements de leurs victimes. Vaincre la peur. Se contraindre à scruter, une à une, les horribles plaies de notre vieille planète. Lacérée par la voracité des extracteurs des énergie fossiles et des métaux précieux, ensanglantée par la férocité des guerriers de toutes les guerres, dépecée par l’insatiable gloutonnerie des puissants financiers, dents longues et cols blancs, elle perd sa belle couleur bleue de boule de Noël.
Le monde tremble et s’écartèle. Les scientifiques du monde entier lancent des cris d’alarme devant tous les indicateurs du réchauffement climatique passés au rouge. Des catastrophes s’annoncent, effrayantes et irrémédiables. Les négationnistes se font légion pour protéger le plus longtemps possible les derniers profits des puissants arnaqueurs de la haute finance internationale. Les cassandres annoncent tsunamis et cyclones, guerres et massacres de masse, jusqu’à faire craindre l’extinction de l’espèce humaine. Tout est si sombre qu’il devient difficile de soutenir le regard des enfants quand ils parlent d’avenir. Les cyniques et les aigris se délectent de leur propre égoïsme sous le couvert d’un pessimisme grinçant. Mais dans les têtes, d’autres secousses telluriques agitent l’univers. Les femmes ont pris la parole.
Trahison ultime des placements en EHPAD ! Dans une grande salle ensoleillée de larges baies ouvertes sur de luxuriants massifs fleuris, c’est l’heure du repas. Une assemblée serrée autour des tables aux nappes immaculées. Rien que des têtes blanches, hésitantes, tremblantes et silencieuses. Les regards se fuient. Le personnel aux blouses colorées garde une affabilité de circonstance. La trahison plane. Le regroupement de toutes ces femmes (à peine un quart d’hommes seulement) ridées, chenues, tordues, ne les maintient solidaires que dans leur lassitude et leur tristesse.