Il nous reste la musique. Même si chacun.e a la sienne, elle est notre grand ventre commun. Dans le vibrant silence de nos têtes résonne le doux bronze du cœur de maman. Depuis la nuit des temps fœtaux, nos inconscients naissants sont bercés du même ressac de vagues d’amour. La musique n’a même pas besoin d’être belle. Chacun.e la sienne. Suspendue aux temps immobiles d’avant notre naissance, chacun fait son propre nid de replis chauds et frémissants. Battements de pouls. Battements de tambours aux peaux tendues. Rebondissants petits galops des cabris sur les pierres des éboulis. Battements de pluie sur la verrière, la nuit. Vibrations profondes de corps de cuivre dorés étincelants de soleil. Plaintes longues des chalumeaux de roseau ou des bassons en bois exotique. Vapeurs lourdes de l’orgue enroulant d’un même volute l’encens et les couleurs des vitraux du chœur. Atmosphère myope tremblante au-dessus des prairies au matin d’été. La musique est une fumée qui ferme les yeux et clôt la pensée, mais aussi un brouillard qui ouvre les oreilles et parle au cœur. Il nous restera toujours la musique pour communiquer. Quand les idées seront mortes et les discours vidés, quand les lendemains auront définitivement abandonné l’espoir de chanter, il nous restera la musique pour exister. Tous les autocrates et les tyrans du monde le savent. Une de leurs premières tâches est de mettre au pas musique et musiciens, les emprisonner, les silencer jusqu’à ne même plus supporter les battements du moindre cœur. Leur seul instrument est le métronome. Ils ne gardent pour les jours de gloire que quelques hymnes pompiers pour noyer les foules dans leurs cris et laver plus facilement le sang des sacrifiés. Mais dans les champs de canne ou de coton, les esclaves ont repris les chants de vieille misère, au rythme des fouets des gardiens. Les mères n’ont jamais arrêté les chansons douces aux oreilles des enfants chagrins, suçant leur pouce. Les vieux survivants ont gardé cachés sous la paille ou entre tuile et poutre leurs instruments poussiéreux pour les jours de printemps, quand la vie démange les pieds des amoureux. Et les grands-mères ont toujours préservé au profond d’elles les refrains usés des contes et des mythes qui ont construit l’humain de l’humanité. Les notes sont des oiseaux, les portées des perchoirs pour hirondelles. La musique sera encore là quand avec toute leur violence, leur sauvagerie, leur cruauté, les hommes forts de leurs passés mortifères croiront nous avoir fait taire. Alors petit à petit, son à son, de mélodies hésitantes en timides harmonies, la reconquête commencera.
Archives pour: "Mars 2023"
La compagnie Atelier Acte ll présentait, dimanche 9 mars, une pièce d’Heiner Müller écrite en 1970, intitulée "Mauser", du nom de l’entreprise allemande de fabrication d’armes.
1917-1922 : la Révolution est en cours dans la ville de Vitebsk, dans l’actuelle Biélorussie. Sur scène, sept combattantes, toutes identiques, dont les actes et les paroles vont se répéter, en une implacable monotonie. Avec leurs vêtements gris, leur voix neutre, leurs gestes étriqués, enfermées dans des parodies de dialogue, elles donnent à voir l’envers de toute utopie, son côté sombre, quand même les bourreaux se transforment en victimes. Car un individu ne peut renoncer, s’arrêter, se démarquer du groupe. Celui qui ne veut plus obéir doit être éliminé, devenu à son tour, par une impitoyable logique, l’ennemi à abattre.
S’appuyant sur une mise en scène sobre et efficace, la pièce révèle l’effroyable déshumanisation à l’œuvre dans toute révolution, le prix à payer, quelle que soit l’idéologie qui le justifie. Un constat lucide et amer qui pose les limites de l’engagement, dans un univers de violence symbolisée par ces pages que l’on arrache tout au long de la pièce, comme autant de créations que l’on détruit, autant d’auteurs que l’on réduit au silence.
Pourtant, il reste un espoir, fragile et ténu. Un geste qui s’arrête, une page que l’on ne déchire pas, une arme qu’on abaisse, un paysan qu’on laisse partir… Et si c’était juste cela, parfois, être humain, juste la force de dire non ?
Sur la scène, trois rectangles délimitant distinctement trois espaces. Au fond à gauche, un mur de livres et un tapis de journaux : le lieu de la culture ou celui de l'endoctrinement ? Au milieu, un espace vide, bordé de sept lampes qui s'éteindront, une à une, au fur et à mesure que le spectacle avance : le lieu de la justice, ou bien celui de la censure, ou encore celui des exécutions, du déchaînement, de la folie ? À l'avant-scène à droite, des tapis et des coussins : le monde de la douceur ou celui du confort petit-bourgeois qu'il faut abandonner pour embrasser la cause révolutionnaire ? De l'autre côté, en bord de scène, une hache, plantée dans un billot : comme un clin d'œil à d'autres œuvres de Heiner Müller ("Horace" – "Et Horace fut exécuté avec la hache" ; "Hamlet-Machine"– "Voici que vient le fantôme qui m'a fait, la hache encore dans le crâne" et plus loin "fend avec la hache les têtes de Marx Lénine Mao."...) ; ou même comme un écho à "Stabat mater furiosa", la pièce de Jean-Pierre Siméon montée il y a quatre ans par le même metteur en scène (Rémy Chevillard) et la même troupe (Atelier Acte II) – "Plus cruelle et plus définitive que la cruauté des haches au poignet, les haches" – ou bien comme une guillotine qui fonctionnera sept fois au cours du spectacle ? Tout au fond à droite, contre le rideau noir, des bancs où viennent s'asseoir les sept comédiennes qui refont inlassablement des gestes répétitifs : comme ceux des ouvrières à l'usine ou comme ceux qu'exécutent les révolutionnaires accomplissant, sans faiblir, la tâche qui leur est confiée ?
Le théâtre propose des tableaux et peut-être des symboles, suggère des évocations, et c'est à chacun, chacune, de les interpréter selon sa sensibilité, sa culture et son imaginaire.
Si l'image finale de la "chute du mur" renvoie nécessairement à l'histoire de Berlin où a vécu l'auteur, que peut bien évoquer le déferlement de livres qui viennent s'échouer comme une vague sur la scène, dans un décor désormais dévasté, fait de désordre, de saccage et de ruine ? L'important, c'est que ça remue chaque spectateur, que ça le touche d'une façon ou d'une autre, que ça le dérange, que ça l'exaspère ou que ça l'enchante.
Le texte de Heiner Muller est peut-être un cri de désespoir, car effectivement la question qu'il pose – les révolutionnaires peuvent-ils échapper à la violence, exercée et subie ? – est une vraie question et il n'y a pas de réponse. Ce n'est pas une condamnation du processus révolutionnaire mais une interrogation sur sa possibilité d'aboutir. Quel est le prix à payer pour la liberté ? Pour changer le monde, doit-on sacrifier la vie ? A-t-on le droit d'exercer la dictature contre la dictature ? On connaît le paradoxe : pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! Pour accéder à l'humanité, peut-on, doit-on, s'interdire toute humanité ? La fin justifie les moyens, diront certains. Mais que peut-on espérer d'une société qui advient dans la violence ? Toutes ces questions, souvent paradoxales, restent ouvertes.
Et pour beaucoup d'entre nous, le spectacle est désespérant, car, quand même, il y a urgence à changer le monde. Alors "Que faire" ?