C’était une époque paisible. Dès les premiers mots, les paroles tombées de l’Olympe étaient mensongères : on n’était pas en guerre. Sans les stries des avions, le ciel, par-dessus les toits, était magnifiquement bleu, et si calmes les rues sans voitures. On perdait l’habitude du bruit. Le printemps éclatait dans toute sa splendeur. De jour en jour on voyait pousser les feuilles aux arbres derrière la vitre. Les herbes réputées mauvaises, les plantes sauvages, les roses trémières s’épanouissaient au bord des trottoirs. Chacun était enfermé chez soi, assigné à résidence, mais, non, on n’était pas en guerre : pas de bombardements, pas de tirs de mortier, pas de snipers embusqués sur une terrasse ou derrière un pan de mur. On avait la chance d’habiter des maisons avec un jardin, à côté de voisins tranquilles, dans un village calme entouré de forêts et on gardait la conscience aigüe qu’il s’agissait là d’un luxe inestimable. On n’était pas en guerre mais un danger invisible, impalpable, abstrait rôdait dans les espaces publics. Il n’y avait pas encore de couvre-feu, mais les réverbères s’éteignaient avant dix heures le soir. On parlait d’état d’exception. Pendant des semaines et des semaines, à longueur de journée , étaient diffusés sur les ondes des messages d’alerte afin qu’on n’oublie pas – des fois qu’on oublierait – que, même invisible, impalpable, abstrait, le danger restait tapi dans la clarté. Une menace insaisissable pesait sur chacun, empêchait de penser. Obsédant, assourdissant, abrutissant, c’était l’unique sujet de conversation, l’unique question d’actualité, l’unique information dispensée sur tous les postes. On se réveillait avec ça, on se couchait avec ça. Ça envahissait tout l’espace. Pourtant c’était loin, insaisissable, irréel et, malgré soi, une anxiété diffuse se nichait au creux du ventre, imperceptible mais présente, qui silencieusement minait le moral. Un malaise inanalysable, une fatigue sans raison pesaient sur les corps et les esprits.