Un printemps confiné
C’était une époque paisible. Dès les premiers mots, les paroles tombées de l’Olympe étaient mensongères : on n’était pas en guerre. Sans les stries des avions, le ciel, par-dessus les toits, était magnifiquement bleu, et si calmes les rues sans voitures. On perdait l’habitude du bruit. Le printemps éclatait dans toute sa splendeur. De jour en jour on voyait pousser les feuilles aux arbres derrière la vitre. Les herbes réputées mauvaises, les plantes sauvages, les roses trémières s’épanouissaient au bord des trottoirs. Chacun était enfermé chez soi, assigné à résidence, mais, non, on n’était pas en guerre : pas de bombardements, pas de tirs de mortier, pas de snipers embusqués sur une terrasse ou derrière un pan de mur. On avait la chance d’habiter des maisons avec un jardin, à côté de voisins tranquilles, dans un village calme entouré de forêts et on gardait la conscience aigüe qu’il s’agissait là d’un luxe inestimable. On n’était pas en guerre mais un danger invisible, impalpable, abstrait rôdait dans les espaces publics. Il n’y avait pas encore de couvre-feu, mais les réverbères s’éteignaient avant dix heures le soir. On parlait d’état d’exception. Pendant des semaines et des semaines, à longueur de journée , étaient diffusés sur les ondes des messages d’alerte afin qu’on n’oublie pas – des fois qu’on oublierait – que, même invisible, impalpable, abstrait, le danger restait tapi dans la clarté. Une menace insaisissable pesait sur chacun, empêchait de penser. Obsédant, assourdissant, abrutissant, c’était l’unique sujet de conversation, l’unique question d’actualité, l’unique information dispensée sur tous les postes. On se réveillait avec ça, on se couchait avec ça. Ça envahissait tout l’espace. Pourtant c’était loin, insaisissable, irréel et, malgré soi, une anxiété diffuse se nichait au creux du ventre, imperceptible mais présente, qui silencieusement minait le moral. Un malaise inanalysable, une fatigue sans raison pesaient sur les corps et les esprits.
C’était une époque violente. Loin, ailleurs, des liquidateurs sans protection tentaient d’éteindre le feu. Loin, ailleurs, la mort était à l’œuvre. Tous les jours, les radios égrenaient le nombre des victimes. On ne pouvait y échapper. Mais les familles n’assistaient pas les mourants dans des établissements clos, elles n’enterraient pas leurs morts. Ce devoir immémorial était interdit. On assistait impuissant au renversement des lois naturelles et anthropologiques : rares étaient ceux qui osaient dire qu’il est normal de mourir un jour, qu’il n’est pas scandaleux de mourir vieux, mais que laisser les morts sans sépulture est proprement inhumain. Même Antigone s’en trouvait tétanisée, en état de sidération. Terré, on était prié de se taire. On oscillait entre rage et résignation. Toute révolte était confisquée. Les gens de l’Olympe appelaient à l’union sacrée et à l’enfouissement des querelles. Après des mois et des mois où ils avaient débordé dans la rue, les vêtements jaunes, les chiffons rouges et les banderoles vertes se trouvaient rangés dans les placards. On pouvait voir à l’œuvre, en mode mineur, l’installation d’un régime totalitaire fondé sur la peur. Le peuple, maté, atomisé, désintégré, enfin faisait silence. Et les gens de l’Olympe tressaient des couronnes aux blouses blanches, à ceux-là mêmes, ces héros, qu’ils méprisaient hier. Qu’éventuellement ils faisaient même gazer et tabasser.
C’était une époque despotique. Pour pouvoir mettre le nez dehors, on se signait à soi-même une autorisation de sortie du territoire familial. Il était interdit de se promener en forêt, de courir, de rester dehors plus d’une heure. Il ne fallait quand même pas qu’on puisse trouver du plaisir en un moment pareil ! Les racketteurs en uniforme vous attendaient au coin du bois. Les agents de l’ordre appliquaient avec zèle des consignes stupides, ajoutant leur propre bêtise à l’imbécillité des instructions qu’ils avaient reçues. Ils décidaient de ce qui était essentiel et de ce qui ne l’était pas, fouillaient votre cabas, en ressortaient un paquet de biscuits, une boîte de crayons de couleur. Selon leur humeur du moment, ils infligeaient des amendes pénales pour des infractions qui n’en étaient pas et sanctionnaient l’exercice du droit élémentaire d’aller et venir et de choisir ses achats. Les bourgeois se faisaient contrôler, interpeler, verbaliser et – les injures et la violence physique en moins – découvraient l’arbitraire policier que vivaient les banlieues dans les temps ordinaires. Eux aussi subissaient la jouissance sadique de ceux qui détiennent un quelconque pouvoir sur la vie des autres. Se vengeant de leurs propres frustrations, des gens derrière leurs rideaux surveillaient leurs voisins et les dénonçaient.
C’était une époque invraisemblable. Dans les rues, les magasins, on s’éloignait les uns des autres, on s’écartait de ses voisins, de ses amis. Arrêtées les embrassades ! On se mouchait dans sa manche. Les grands-parents ne voyaient plus leurs petits-enfants. Plus d’anniversaire, plus de communion. Les proches demeuraient loin. Les adultes n’allaient pas au travail. Les enfants n’allaient pas à l’école. Ils jouaient seuls ou ne jouaient pas, passant leurs journées devant un écran qui devait tout à la fois les enseigner et les divertir, les tenir tranquilles. Ce qui était déconseillé un jour était obligatoire le lendemain, ce qui était interdit la veille était subitement recommandé : se cacher le visage, faire de l’exercice en plein air, se déplacer à vélo, rendre visite à ses vieux parents, laisser les enfants des heures devant une machine. Les livres n’étant vraiment pas une denrée de première nécessité, les librairies étaient purement et simplement confisquées. De même les bibliothèques. Il n’y avait rien à comprendre, rien à discuter. On jouait de la musique aux balcons et tous les soirs à huit heures on faisait du bruit aux fenêtres pour se sentir moins seuls.
C’était une époque immatérielle. N’existaient pour de vrai que la maison et les rues du village dans le rayon d’un kilomètre. Le reste du monde était en vidéo. Les ordinateurs faisaient circuler en tout sens des concerts, des conférences, des retransmissions théâtrales, des mots d’humour ou de colère, des dessins, des photos, des blagues, des films, des jeux, des devinettes, des chansons. On s’amusait comme on pouvait. On visitait virtuellement des villes et des pays lointains, et on partait à la découverte, sur son écran, de jardins, de musées, d’expositions, à deux pas de chez soi. Le monde était désincarné. Pas de festivals de théâtre, ni ici, ni ailleurs. Le spectacle vivant calait au point mort. Désormais il était enregistré, on ne le goûtait qu’en conserve. Les amis existaient sans odeur, sans chaleur, sans matière, sans souffle, sans corps. Sans consistance. Ceux que l’on aimait n’avaient plus de chair. Mais dehors, derrière les fenêtres, comme pour nous narguer, le printemps resplendissait de beauté.
C’était une époque imprévisible. C’était venu d’un seul coup, sans crier gare. Et du jour au lendemain, on était enfermé s, tous, enfermés chez soi, enfermés dans le présent, tout projet déjoué, l’avenir cloué, en croix. Les jours ressemblaient aux jours, on ne savait quand ça finirait. On s’exaspérait de cette réclusion et on s’affaissait d’impuissance. On parlait du jour d’après, comme si la chose allait s’en retourner ainsi qu’elle était venue. On entendit une directrice de banque internationale annoncer que les financiers mettraient tout en œuvre pour que ça puisse repartir de plus belle. Certains rêvaient d’un autre monde. Plus rien ne serait jamais comme avant. On oscillait entre espoir et découragement. Car d’autres annonçaient pour la planète des catastrophes prochaines autrement graves, massives et imparables, si on ne changeait rien à notre façon de vivre. Or nombreux étaient ceux aux commandes qui, clairement, n’avaient nulle envie d’arrêter le mouvement perpétuel, calmer l’agitation, la frénésie du toujours plus, plus vite, plus loin, plus haut, plus grand, plus blanc, plus, plus, quand ils étaient arrivés à imposer l’idée que plus veut dire mieux. Des artistes s’exprimaient avec force, des metteuses en scène, des écrivains, hommes et femmes en colère, des philosophes, des comédiens, des poètes, et nous étions quelques-uns à vouloir croire avec eux qu’une autre vie était possible dans le recueil du jour.
C’était en 2020 à Coye-la-Forêt. La nature était belle et le printemps radieux.
Après un été oublieux et insouciant arriva l’automne. Cette fois, le monde, sans visages, était bel et bien muselé et, dans les caniveaux, les désillusions se ramassaient à la pelle. On savait qu’il y avait un avant, on commençait à douter qu’il n’y eût jamais un après.
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2 commentaires
Commentaire de: francoise Membre
Commentaire de: Marie Louise Membre
Tandis que les Coyens arpentaient en nombre le Chemin des Vaches et celui des Peupliers, quelques rebelles profitaient de la forêt. La forêt interdite. La forêt tentatrice avec bourgeons et premières petites feuilles vertes. La forêt et son silence… Pour s’y glisser il suffisait de choisir les sentiers étroits auxquels n’accédait pas la gendarmerie. Et avec deux attestations en poche on pouvait s’offrir deux heures de solitude et de flânerie sur les hauteurs, s’attarder au pied des hêtres au tronc lisse, suivre des yeux dans le ciel les tracés tortueux des branches de vieux chênes … La forêt avait alors le parfum de la liberté.
Il y aura bien un « après », comme toujours après chaque catastrophe.
Et, comme à chaque fois, après une courte période où l’on jurera que cela nous a servi de leçon et qu’on en tirera les conséquences, tout repartira de plus moche.
Joyeuse année 2021 à tous les optimistes … et aux autres !