PRÊT-À-PARTIR
de Fabio Gorgolini et Fabio Marra
Compagnie Teatro Picaro
Mise en scène : Fabio Gorgolini
Le théâtre nous fait rêver, dit-on. Et qu’est-ce qu’un rêve sinon un voyage très particulier dans les espaces étranges et vaguement familiers des désirs enfouis, un récit instable d’images qui cherchent à nous parler de ce que nous pressentons en nous-mêmes.
Précisément, le spectacle Prêt-à-partir, comme Le Capitaine Fracasse, nous fait rêver car il parle d’emblée du voyage : celui des comédiens d’une époque ancienne qui pourrait être, au vu des costumes (très réussis), celle de Molière, le temps où l’«Illustre Théâtre» se déplaçait dans le Midi de la France en tournées aussi difficultueuses qu’impécunieuses.
A son début donc, Prêt-à-partir offre son meilleur tableau : l’arrivée sur scène de la roulotte d’une troupe itinérante de comédiens, péniblement tirée non par un cheval, mais par Saverio le directeur de la troupe, et poussée par deux comédiens toutes-tâches surtout valets de leur maître. On pourrait reconnaître là une métaphore intemporelle du lourd fardeau que représente la gestion économique et intellectuelle de la production de spectacles. Plus crûment, ce petit monde de trois personnages ahanant et suant, tout droit issus de la commedia dell’arte s’agite en rivalités intestines et doléances salariales grotesques. On s’aperçoit aussi que la roulotte contient un personnage féminin, Bianca, la jeune et jolie femme de Saverio qui, elle aussi, a nombre d’affaires à reprocher à son mari. Ces petites querelles hilarantes sont finalement interrompues par la rupture d’une roue arrière. Voilà que la roulotte est immobilisée en pleine forêt dans une ornière jusqu’à réparation.
Or la troupe est impérativement attendue à la Cour du Duc où elle doit présenter son nouveau spectacle, celui qui permettra enfin, s’il est bien accueilli, d’assurer des lendemains plus fortunés à toute la compagnie. Que faire du temps perdu, sinon répéter ? Mais répéter quoi ? Saverio avoue à sa femme qu’il n’a encore trouvé aucune inspiration ! Le « burn out » le guette. Des cris d’enfant retentissent alors dans la forêt : ce sont ceux d’un nouveau-né abandonné, un misérable petit bébé velu et bossu, qui attendrit Bianca et que Saverio accepte de garder le temps de la halte forcée de la roulotte.
Et voici que, grâce à la découverte du bébé, l’inspiration revient à Saverio. Elle coule à flots : il remplit des pages et des pages de texte pour la nouvelle pièce. On peut enfin répéter ! En un tournemain la roulotte déploie une scène minuscule sur l’autre scène, la « vraie », et le théâtre est mis en abyme. Les rôles se renversent. Les comédiens-valets deviennent l’un, roi obèse, l’autre, médecin, l’épouse du maître change de mari, le maître se soumet à de nouvelles conditions, changeant les relations de « dominant » qu’il avait avec les autres en celles de « dominé ». Tout, jusqu’ici n’était-il donc qu’apparences ?
Les pantomimes, menées bon train par les quatre partenaires, ne sont pas vides de sens. Le spectacle en répétition nous montre la comique ascension au pouvoir d’un fils mal aimé par son père et déshérité au profit de son frère du titre de souverain auquel il aurait dû prétendre. Il arrive à ses fins, devient donc roi ; mais, obèse, pour inspirer de l’amour à ses sujets, il est contraint à des régimes amaigrissants. Ciro Cesarano, qui joue ce roi ventru, une sorte d’Ubu de commedia dell’arte, est ici magnifique dans sa truculence à l’italienne, avec l’accent s’il vous plaît. Les trois autres ne lui sont pas en reste dans leurs multiples interventions : Paolo Crocce en médecin inspiré, Fabio Gorgolini en valet bondissant et astucieux, et Laetitia Poulalion en jeune femme belle et convoitée, promise au roi malgré elle.
Lorsque la répétition est terminée, la roue réparée arrive : les comédiens reviennent aux hiérarchies sociales de leur vie réelle et la roulotte doit repartir. Saverio, avide de succès, décide de laisser le petit orphelin car il sera un embarras à la cour du Duc. On verra à la fin que ses partenaires ne sont pas tous d’accord…
Avec la commedia dell’arte, l’aventure requiert du souffle : d’abord suivre les détours des deux intrigues, s’intéresser tantôt au roi qui cherche l’amour, tantôt au directeur de troupe, puis s’amuser des changements de décors – un panneau de la pauvre roulotte de bois s’abaisse et devient salle du trône ou chambre royale ; admirer la variété des costumes – le hallebardier, le médecin, la nonne – ; se régaler des couleurs – le bleu du noble héritier, l’orangé du fou, le gris vert des manteaux usés – ; rire des cavalcades, de ce roi si gros et si rond qu’il est incapable de se remettre à l’endroit ; s’inquiéter aussi du destin de l’enfant perdu dans la forêt… Rien d’étonnant à ce que, en compagnie du « teatro picaro » tous les ingrédients d’un roman d’aventures soient rassemblés et que le public, comme un enfant, reste captivé et exprime sa joie. Tout y est : la forêt, l’enfant perdu, les comédiens miséreux, le fils mal aimé, la jeune femme qui attend l’amour…
L’entretien qui suit la représentation de Prêt-à-partir permet d’éclairer les intentions de Fabio Gorgolini et Fabio Marra, auteurs du canevas textuel. Ils désirent donner une profondeur psychologique à la rusticité traditionnelle de la commedia dell’arte. C’est pourquoi Fabio Gorgolini, metteur en scène, n’utilise pas les masques, cherche à donner du sens et pourquoi pas à faire réfléchir sur les paradoxes de la société d’aujourd’hui toute en apparences et en courses aux succès bien qu’assoiffée d’amour et de bonheurs simples. Les applaudissements nourris lui montrent que le public du festival l’approuve dans ses choix.
Jacques Bona
Galerie Photos : PRÊT A PARTIR De Fabio Gorgolini et Fabio Marra
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