Ô vous, frères humains - d'Albert Cohen
Lecture : Jacqueline Chevallier, Patrick Chevillard
Clarinette : Rémy Chevillard
Mise en espace : Rémy Chevillard
Pour combattre les vents mauvais, pour éloigner le pire, on a besoin d’air, on a besoin d’une voix qui porte loin, vers le meilleur de l’homme. Albert Cohen est cette voix qui nous apostrophe, qui dit sa colère aux « carnassiers qui adorent la guerre ». À ceux qui jouissent de haïr, il dit l’importance de l’amour et de la bonté. Belle rencontre pour ceux qui, un dimanche de janvier, étaient présents au centre culturel où l’association Tous en scène proposait une lecture de ce texte magnifique de l’écrivain, « Ô vous, frères humains ».
En 1972, habité par l’angoisse de la mort, Albert Cohen rejoint par l’écriture le temps de son enfance ; il revoit, éclaire, analyse et fixe ce moment où, le jour de son dixième anniversaire, en 1905, un camelot lui crache à la face sa haine et son mépris antisémites, au milieu d’un groupe de badauds silencieux et indifférents. Son récit dit les émotions, pensées, réflexions, interrogations, et surtout les souffrances de l’enfant blessé à jamais qui erre dans les rues de Marseille jusqu’à la nuit.
Autour de ce souvenir d’enfance, se développe une critique virulente des humains en proie à la haine : destructeurs de tous genres, inventeurs d’armes, – ah ! la liste interminable de toutes les armes inventées au cours des siècles par le génie des hommes ! – bourreaux nazis, chrétiens qui massacrent et pourtant disent l’amour du prochain depuis 2 000 ans.
Au service du texte, deux lecteurs – Jacqueline Chevallier et Patrick Chevillard – et un musicien – Rémy Chevillard – qui assure aussi la mise en espace de la lecture. Car au-delà des mots et phrases qui seront lus, pour donner relief et force au texte, un espace théâtral est conçu. Dans une grande sobriété, la lumière de deux lampes posées sur les pupitres extrait les comédiens de l’obscurité, les isole afin que leur lecture acquière toute sa puissance. À elles seules les voix captent l’attention. Pas de déplacement d’acteur. Le mouvement est dans les voix – elles murmurent, crient, martèlent, répètent, s’arrêtent et font entendre le silence ; elles disent la tendresse, la souffrance, l’ironie, la colère, le mépris, la révolte … Elles savent raconter une histoire, rire, interpeller, manier le sarcasme, restituer une émotion d’enfant ou une virulence de pamphlétaire. Remarquable lecture à deux voix – les deux voix du récit d’Albert Cohen. Patrick Chevillard rejoint l’enfant de 10 ans transpercé par l’insulte du camelot et qui dit sa douleur. Et le vieil écrivain de 77 ans, par le truchement de Jacqueline Chevallier, regarde avec tendresse, compassion, parfois avec humour, l’enfant naïf qu’il fut. Son grand âge l’autorise aussi à se retourner, juge impitoyable des hommes et de leur barbarie, mus par la haine, capables de créer le pire, ces « chambres d’effroi où sont morts deux des miens ».
En contrepoint, la voix d’une clarinette, celle de Rémy Chevillard, ménage avec justesse des pauses dans la lecture. À distance des lecteurs, le musicien, dans la pénombre, confie à l’instrument le soin de faire entendre un discret écho des mots, ou d’en prendre le contre-pied. Tantôt le chant devient la plainte qui accompagne l’enfant dans la détresse, fuyant la haine : « J’ai rasé furtivement les murs, chien battu, chien renvoyé ». Tantôt il fait entendre le son joyeux d’un air enfantin, populaire, comme pour rendre encore plus intolérable la douleur infligée à celui qui ne devrait connaître que l’insouciance et la gaieté. Ces pauses musicales, comme l’introduction du spectacle – la clarinette accueille le spectateur – sont inspirées par la musique klezmer, la musique juive d’Europe centrale (musique populaire, traditionnellement jouée lors des fêtes, mariages notamment, mais aussi musique de l'exil et de la douleur).
Albert Cohen dit de ce texte qu’il est son testament. Grâce à ce spectacle et à l’ardente sincérité de la lecture, aucun des mots n’en a été perdu, la transmission vers ceux que nous sommes aujourd’hui a été faite, celle de la mémoire bien sûr, mais aussi celle du pardon, puisque la mort atteindra le bourreau comme elle a atteint la victime. En cela ils sont frères.
« O vous, frères humains, vous qui pour si peu de temps remuez, immobiles bientôt et à jamais compassés et muets en vos raides décès, ayez pitié de vos frères en la mort, et sans plus prétendre les aimer du dérisoire amour du prochain, amour sans sérieux, amour de paroles, amour dont nous avons longuement goûté au cours des siècles et nous savons ce qu'il vaut, bornez-vous, sérieux enfin, à ne plus haïr vos frères en la mort. Ainsi dit un homme du haut de sa mort prochaine. »
Ainsi le livre se ferme sur cette phrase, dont Jacqueline Chevallier dit qu’elle l’avait notée il a bien longtemps dans son carnet de citations. La retrouvant par hasard, elle a eu l’idée de relire l’œuvre et d’en faire un montage en vue d'une lecture. Les très chaleureux applaudissements du public ont confirmé l’excellence de son choix.
Gallerie photos : Ô vous, frères humains - d'Albert Cohen
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