MANGEZ-LE SI VOUS VOULEZ
De Jean Teulé
Fouic Théâtre
Mise en scène : Jean-Christophe Dollé et Clotilde Morgiève
HAUTEFAYE, LA FOIRE A L'HORREUR
Quand Alain de Moneys, jeune conseiller municipal, arrive à la foire de Hautefaye, son sourire et sa gaîté naïve entrent en dissonance avec l'atmosphère pesante qui règne ce 16 août 1870 sur ce bourg de Dordogne. L'enthousiasme naïf, la bonne volonté du jeune aristocrate se heurtent aux silences agacés, aux regards lourds, mauvais, de ceux que son départ volontaire pour le front de Lorraine gêne aux entournures - vu qu'eux se sont acheté un homme pour échapper à la conscription. Son patriotisme chiffonne la rancoeur du vieux Piarrouti dont le fils vient de tomber à Reichshoffen... Et comme si la guerre ne suffisait pas, il y a les mauvaises affaires, la sécheresse, les estomacs vides... La musique, obsédante, agressive, cogne comme un mauvais soleil sur la tête d'Alain de Moneys. Tout cela va mal finir.
Le Second Empire chancelle et la foule veut en découdre. Un premier bouc émissaire lui échappe. Elle se rabat sur de Moneys. Honnête, généreux, altruiste, élu à l'unanimité au conseil municipal de son village de Beaussac, l'homme intègre est accusé d'être un espion à la solde des Prussiens. Absurde. Mais raison et logique chancellent. L'accusation perfide à peine lancée, les coups pleuvent. Son calvaire va durer deux heures. Deux heures de violence insoutenable où seule une poignée de courageux tentera en vain de soustraire ce Christ irréprochable à la meute déchaînée.
L'évangile selon Jean Teulé raconte le reniement : les amis d?enfance de Moneys le frappent, lui coupent les orteils avec une tenaille. L'aubergiste à qui il a prêté de l'argent sans intérêt pour lancer son affaire lui claque la porte sur la main - « Trois doigts tombent ». Et tandis qu'on lui plante des clous dans les pieds du malheureux, le Pilate de l'histoire - le maire, lâche à vomir - s'en lave les mains avant de passer à table, suggérant à De Moneys d'aller crever plus loin « parce qu'il fait peur à la petite » avant de conclure : « Faites-en ce que vous voudrez. Mangez-le si vous voulez ! »
Tout au long du chemin de croix qui le conduit de la forge à la bergerie, du cerisier de la pendaison à la maison du maire, chacun y va de sa petite invention cruelle : tel qui déjeune à l'auberge, se lève pour planter sa fourchette dans l'oeil de la victime. La luxurieuse femme de l'instituteur qui en veut aux « petits rognons » du Prussien finit par s'en emparer. Après une tentative d'écartèlement, le bouc émissaire se retrouve désarticulé au point qu'on pourrait sans peine le crucifier sur une Svastika. Il ne reste plus qu'à le brûler, à le cuire, à le manger...
Temps de guerre, temps déraisonnable. A Hautefaye, on ne se contente pas de mettre les morts à table, on finit par y goûter : « Prenez et mangez en tous ! » Le vin de cette sinistre eucharistie est fourni par le curé. Parti, pistolet au poing, pour arracher de Moneys à ses tortionnaires il se borne à mettre en perce son vin de messe pour détourner les fous furieux de leurs funestes projets, et ne réussit qu'à attiser leur ivresse meurtrière.
Les voix sont travaillées, mixées distordues, les odeurs de cuisine soulèvent l'estomac, les musiciens alternent riffs électro-rock et ritournelles enfantines cependant que l'acteur principal, Jean-Christophe Dollé, tour à tour narrateur, victime et bourreaux, joue de la voix comme d'un pinceau pour tirer du néant les fantômes de cette démence collective. En contrepoint, Clothilde Morgiève, ménagère moderne et vierge sacrifiée pour rien, ajoute une louche de David Lynch à ce Twin Peaks périgourdin.
Quant aux spectateurs, groggy, nauséeux, ils assistent impuissants, cloués à leurs fauteuils, à ce spectacle pénible - dépeint en temps réel avec une atroce cocasserie qui retourne les tripes à coups de fourche.
Le décor, enfin, icône du confort moderne des années 1950, rappelle que lâchetés, abjections et lynchages sont de toutes les époques. Il n'y a pas loin de Hautefaye à ces trois hommes torturés et brûlés l'an dernier sur l'île de Nosi-be, à Madagascar, lors d'une autre chasse aux fantasmes...
Site internet : www.fouic.fr
GALERIE PHOTOS : MANGEZ-LE SI VOUS VOULEZ De Jean Teulé
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Un mot sur l’auteur, Jean Teulé, qui a instruit votre serviteur de ces BDs dans les années 80. Celle de ma jeunesse, celle de mes années étudiantes à Paris. En noir et blanc puis en couleur, une BD difficile, travaillée, troublante, détachée dont les textes sont noirs et dérangeants. Les images ne sont pas figées mais mobiles et tourmentées, retravaillées, un travail en profondeur qui appelle non à la contemplation mais à la réflexion. J’ai lu Mangez-le dès sa parution en 2009 et redécouvert le texte quand Leo, en première à chantilly l’a étudié. Merci à Madame LP, sa prof de Français, d’avoir refait pénétrer Teulé dans notre univers familial.
La pièce c’est à Paris que je l’ai vue en début d’année, ignorant qu’elle serait sélectionnée pour le festival de mon cœur. Nous y sommes allés en famille, Isa, Léo et moi.
Ce n’est pas une pièce de théâtre au sens premier où on l’entend … On s’y plonge, avec difficulté pour moi qui avait imaginé au fil de ma relecture une ambiance bien différente, avec difficulté comme dans les BDs de Teulé. Puis la magie fait son œuvre et l’on prend plaisir au décalé, à l’originalité proposée !
Le texte, fort bien écrit, est mis en valeur par cette mise en scène décalée. Jean Christophe et Clotilde doivent avoir lu les BDs de l’auteur pour avoir su si bien transposer le texte dans leur univers.
Si vous n’avez jamais dévalé une piste noire, avec les Blues Brothers à fond dans un casque, chantant Rolling, Raw hide, vous serez expulsés de votre siège, projetés dans l’univers sombre de ce village par l’agressivité de cette musique rock couleur 80′ qui vous électrise.
Ne vous trompez pas, c’est une performance, c’est beau comme un cent mètres quand Bolt fait parler la foudre, esthétique, renversant de vitalité, brutalité, douleur, émotion, physiquement éprouvant pour Jean Christophe qui donne tout à chaque représentation. Il joue, anime, envoûte et donne vie à tous les personnages, la musique en contre point et un second rôle ? féminin, presque parfait lui renvoie la rime, touche le fond de votre âme quand l’ignominie se fait sentir…
Si le spectacle vous a dérangé, empêché de dormir vous irez voter le week-end prochain. C’est l’Europe qui célèbre ces démons, c’est la France d’en haut comme d’en bas qui dévoile toutes ses faiblesses, bassesses… on a envie de crier ARRETEZ !
Tant pis pour ceux qui ont cru pouvoir passer leur chemin et ignorer cette pièce, je ne vous dévoilerai pas la fin. Mais il y a dans ce message nature à se réconcilier avec l’homme, pardonner, refaire le chemin. C’est à vous, à nous, de choisir. On a finalement toujours le choix de se battre ou se taire.
C’est un plaidoyer à notre humanité. Soyez fier saltimbanques, vous nous avez donné de quoi réfléchir. Que l’histoire nous serve de leçon !
Je finis d’écrire ces qq mots en écoutant Purcell et la voix magique apaisante de Jarrousky dans son dernier album Music for a while, je vous invite à faire de même….