Les yeux des autres
Aime ta folie, toi qui te crois folle. Aime ta différence, ton non-conforme qui te fait si mal les jours de disgrâce où tes volets restent fermés. Aime ces voix dans ta tête qui ne te parlent pas mais que tu écoutes quand même. Pourquoi toi ? Tu cherches toujours la même réponse. Aime cette folie pourtant. Elle te paraitrait douce s’il n’y avait pas leurs regards lisses, qui glissent sur tes yeux et crissent sur ton corps comme des brûlures de rasoir.
Ah, leurs regards ! Leurs sacrés yeux dont ils ne savent que faire quand le hasard les oblige à te voir. Tu as beau tenter de ne pas les croiser. Et eux, ils ont beau essayer de chasser leurs prunelles sur le côté, les lancer vers les plafonds jaunâtres ou les perdre sur les pavés mouillés, qu’est-ce qu’ils te font mal quand sur toi ils se posent. Dans le charnu de la compassion feinte, tu sens le dur noyau de leur mépris. C’est ces yeux-là qui t’empêchent de t’aimer. Toi, tu t’es habituée à toi. Tu te vois un peu tordue mais joliment, avec quelque chose de gracieux dans les courbures, de gourmand dans les petits plis, de joyeux dans les lissés de peau et les reflets légers des cheveux. Il y a des jours où tu pourrais être heureuse. Une nouvelle douceur au fond du soir. Une petite fille rigolote qui court après son petit chien noir. Un nouveau pull qui sent bon la laine sous ton nez et qui parfume d’hiver ton haleine. L’odeur du café. Mais déjà dans l’escalier, il y a les yeux de la voisine qui ferme sa porte sur le palier. Dans la rue, les yeux stupides des écoliers qui te collent au visage, sans savoir s’arrêter. Tu te sens bête. Bête curieuse. Et tu ne peux rien dire, rien faire, que l’air dégagé comme s’ils n’étaient pas là. Le regard des autres te rendrait folle, si heureusement tu ne l’étais pas déjà. Tu y lis leur pitié agacée, leur désir de fuir, leur commisération contrainte, leur envie de te gommer, leur peur de toi. Tu ne le supporterais pas si tu n’étais pas un peu folle déjà de vouloir quand même vivre heureuse, les yeux bandés.
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