1968 - 2018 : Nos rêves ? Où s'en sont-ils allés ?
J'avais vingt ans quand le printemps faisait s'envoler les pavés parisiens. Des rêves plein la tête, nous découvrions la plage sous nos pieds. Nous disions qu'il fallait faire l'amour, pas la guerre. Nous voulions croire à l'amitié entre les peuples. Nous pensions que tout était permis, et nous proclamions qu'il est interdit d'interdire. L'heure était à la rêvolution.
Il ne fallait pas nous parler d'utopie. Tout nous paraissait possible. Est-ce qu'on n'avait pas envoyé des hommes dans l'espace, est-ce qu'on ne poserait pas bientôt les pieds sur la Lune ? Oui, tout serait possible dès lors qu'on ferait sauter les vieux carcans des conventions et de la morale. Du haut de notre jeunesse insolente, nous avions la prétention de refaire le monde. Vivre sans temps morts ! Jouir sans entrave ! L'homme ne serait plus asservi par le travail et la morale. La croissance illimitée des richesses matérielles permettrait de satisfaire les besoins de tous et l'on vivrait heureux sur une planète apaisée.
Transformer le monde. Changer la vie. Nous reprenions à notre compte les mots du philosophe et ceux du poète, oubliant que l'un et l'autre dataient du siècle précédent.
À vingt ans on croit que le passé n'existe pas et que l'avenir nous appartient.
Comme si nos pères et nos grands-pères n'avaient pas, eux aussi, rêvé d'un monde meilleur, comme s'ils ne s'étaient pas juré l'avènement de la justice sociale, la disparition des guerres et la fin de l'esclavage salarié, comme s'ils ne s'étaient pas promis l'égalité et le bonheur pour tous.
Mais Jaurès a été assassiné et les rêves d'humanité se sont ensevelis dans la boue des tranchées.
Les communistes, les vrais, rêvaient de démocratie directe et de la satisfaction des besoins élémentaires : les soviets et l'électricité. Leurs rêves ont été déportés vers les contrées glacées de la Sibérie orientale ou bien ils ont fondu au coeur du réacteur à Tchernobyl.
Nous voulions aller toujours plus vite et toujours plus loin, comme si on pouvait laisser à la maison son humaine condition et se libérer du fardeau d'être un homme.
Notre rêve de fraternisation internationale s'est transformé en mondialisation de la concurrence marchande et financière. Les inégalités se creusent, les conflits se multiplient, les armes se vendent et s'achètent, et la Terre s'empoisonne. Le règne de la consommation n'a pas mis fin au règne de la rareté et l'avenir ne pourra pas être pacifique.
Nous avons confondu bonheur et confort, liberté et irresponsabilité, amour et gaudriole.
Où vont nos rêves aujourd'hui ? Où vont-ils ? Ils partent loin, très loin, sans rien dire, quasi clandestinement, ils voyagent lentement, ils se laissent porter par les flots, discrètement ils progressent. On ne les a pas vu partir. Ils s'en sont allés à la dérive. Nouveaux migrants ou nouveaux conquérants, ils ont quitté les cinq continents pour en fonder un sixième et un septième et un huitième encore... Le continent des rêves fous, celui des utopies défigurées, des espoirs confisqués.
Nos rêves ? Ils tournent lentement au milieu de l'océan. Nos rêves ? C'est cette soupe de plastique infâme qui ne peut nourrir que des monstres.
Nous avons su Verdun, Auschwitz, Hiroshima. D'autres terreurs sont à venir. Lente asphyxie et paralysie progressive ? Convulsions en série ? Ou déflagration ultime ? Ce que nous savons, c'est que nulle part dans l'univers ne se trouvera un camp de réfugiés pour accueillir les fuyards de la planète Terre. La catastrophe est annoncée et comme dans un incendie, il est assez improbable que nous puissions sauver les meubles. Le processus est amorcé : nos enfants biberonnés au bisphénol sont stériles. Mais l'annonce du cataclysme final ne nous console quand même pas de notre deuil de grands-parents et on ne sait, à long terme, ce qui sortira du forcing des éprouvettes.
Le désastre est imparable. Vainement, comme des appels au secours, nous continuons à signer des pétitions.
Nous savons depuis un siècle que les civilisations sont mortelles, nous devons comprendre maintenant que les lendemains ne chanteront pas. C'est l'humanité toute entière, dans son existence même, qui est menacée de disparition.
Franchement il n'y a plus de quoi rêver.
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Cette photo qui termine l’article est une réussite. Que pouvait bien se dire ce vieux monsieur, lui qui justement se promène entravé par sa cravate, son costume trois pièces et son chapeau melon? Il devait avoir un peu chaud en mai, il a laissé sa veste entrouverte… Petite liberté dans cette grande fête de la liberté qu’a été 68.
Car pour la jeunesse, 68 était une fête. C’est le souvenir que j’en garde, jeune prof en Lorraine. Les salles de classe étaient vides, mais la salle des profs, toujours pleine, était devenue un lieu de libre parole. On entrevoyait tous les possibles. Les réunions se succédaient, on élaborait des programmes sans entraves justement, sans carcan, on imaginait plus de justice, de paix, d’égalité. Nous avions confiance, nous avions l’espoir, et nous rassurions les inquiets. Quelques vieux profs - ceux qu’à l’époque je trouvais vieux - pleuraient parfois. Leur univers s’écroulait. Ils étaient jusque là bien assis, agrégés, respectés, et tout ce en quoi ils avaient cru, nous les jeunes, nous le remettions en question.
La désillusion est venue à la rentrée scolaire de 1973, quand mon principal de collège accueillant les nouveaux élèves de 6° leur a dit dans son discours de bienvenue :"Vous avez intérêt à travailler, si vous ne voulez pas être au chômage plus tard. Il y a aujourd’hui 500 000 chômeurs.” Quel homme pour assommer ainsi les enfants le jour où ils entrent au collège! Alors aujourd’hui, s’il existe encore des principaux de ce genre, ils ont l’embarras du choix pour éveiller l’enthousiasme. Outre le chômage, ils ont la pollution, le dérèglement climatique, l’extinction d’espèces animales… Heureusement les jeunes ont la foi tenace et le confiance solide. Qu’ils restent sourds aux accents calamiteux des anciens.