DÉBRIS de Nicolas Barry
Faire un théâtre nouveau, résolument contemporain : telle est l'ambition affichée de Nicolas Barry, jeune auteur et metteur en scène de "Débris", la pièce qui a été présentée en création samedi 12 janvier 2013 au centre culturel de Coye-la-Forêt.
« Notre rôle, dit-il, est de changer le théâtre en étant les éponges d'un monde qui change [...] Notre démarche est de refuser les évidences, elles sont les pièges de la pensée, de refuser tout conformisme, tout déjà vu, de refuser la complaisance et le confort. »
L'évidence au théâtre serait d'éclairer la scène pour que les acteurs soient visibles, le conformisme serait de les faire parler l'un après l'autre pour qu'on les entende, le plaisant serait de raconter une histoire et de dérouler une trame narrative clairement compréhensible. Mais le spectateur est prévenu, il ne sera pas dans ce confort-là, il sera dérangé dans ses habitudes, il lui faudra mettre en sourdine sa rationalité et son entendement pour laisser plus de place à ses sensations et à ses émotions. C'est ainsi qu'à la sortie, certains pouvaient exprimer tout à la fois leur perplexité (" je n'ai rien compris ") et leur satisfaction (" mais j'ai beaucoup aimé "). C'est qu'indéniablement ils venaient de voir un vrai spectacle enthousiasmant, mais pour le moins déroutant.
Quand se situe l’action ? on ne sait pas, mais c'est la nuit en tout cas. Où cela se passe-t-il ? on ne sait pas non plus, sur une montagne de débris, quelque part à la marge, dans ces lieux indéfinis, zones, décharges, ruines, où tout est cassé, brisé, détruit, où l'on ne trouve plus qu'épaves et carcasses. Hommes et choses. Délibérément le terrain reste vague et chaque spectateur, selon son propre imaginaire, répond comme il veut aux questions qu’il se pose. Au loin brillent les lumières de la ville. Étrangère, distante, ignorée, fuie sans doute. Un autre monde.
Trois personnages : « l'homme d’avant » – d’avant quoi ? on ne sait – « le jeune », surgi de nulle part, et un personnage collectif appelé « La troupe », venue de la ville.
« L'homme d'avant » est vêtu d'un costume trois pièces avec sur le visage, comme un masque, un maquillage de terre et d'éclats de verre, quelque chose de minéral et de fossilisé qui fait de lui un saurien ou un monstre. Pourquoi cette apparence ? Qu'est-ce que ça veut signifier ? Il faut arrêter de poser des questions et prendre le spectacle comme il se présente. Une chose est certaine : c'est sur l'homme d'avant que s'ouvre la pièce, alors qu'il est tapi dans l'ombre, et ça crée d'emblée un sentiment d'étrangeté ou d'angoisse, un peu comme si on était dans un cauchemar. Et pourtant ce n'est pas de lui que viendront la violence et l'horreur.
« Le jeune » quant à lui porte juste un vieux jean et un tee-shirt " I love NY " ( lui qui ne veut pas regagner la ville : discrète petite touche de dérision, il y en aura beaucoup d'autres ) . Il est pieds nus, rien ne le protège, on le sent vulnérable.
L'un et l'autre solitaires, sauvages même peut-être. Ils vivent là, il ne faut pas chercher à savoir ou à comprendre pourquoi. Simplement le jeune vit la nuit, il a besoin de dormir le jour pour ne pas voir la laideur du monde. Vont-ils se rencontrer vraiment, pourront-ils s'appuyer l'un sur l'autre, partager leur souffrance ?
« La troupe », ceux que la société envoie pour ramener le jeune dans ses rangs, la troupe est composée de toutes sortes de filles surexcitées qui se disputent pour être au premier rang, bien en vue dans la lumière, et de deux garçons, l'un sportif à l'air juvénile, tournant interminablement sur ses patins à roulettes, l'autre perché sur des talons hauts, arrivant mal à dissimuler sa violence sous ses allures efféminées. Ils déboulent dans la nuit dans un tourbillon de cris et d'agitation. Ils viennent d'un monde où le kitch le dispute au clinquant, un monde où l'on s'amuse, où l'on fait la fête – et les ballons de baudruche pleuvent et les confettis s'envolent et les guirlandes lumineuses clignotent – un monde factice où l'on fait semblant d'être heureux.
En fait, c’est un ordre totalitaire qui règne là-bas dans la ville, le bonheur y est obligatoire et ceux qui vivent en marge constituent une menace, ils doivent être intégrés ou éliminés. Les rites d’initiation et d’appartenance passent par la violence et la torture, il faut tuer pour exister. Les êtres venus de la ville, assistants sociaux, flics, scouts, technocrates, membres d’une secte ou autre chose encore, mais quoi qu’il en soit dépossédés d’eux-mêmes, proprement écervelés, se plient à des rituels indiscutables, obéissent aux ordres, soumettent les volontés, écrasent les individualités.
Ces êtres sans âme vont se confronter à la liberté du jeune qu’ils sont venus neutraliser.
La pièce est construite sur l'alternance entre les rencontres avec l'homme d'avant - scènes en tête-à-tête dans la nuit - et des irruptions de la troupe - scènes très bruyantes, mouvementées. C'est ce qui donne son rythme au spectacle, qui fait alterner la solitude et la foule, l'immobilité et les tourbillons, l'ombre et les lumières, mais également le grave et le comique, le sérieux et le dérisoire, jusqu'à faire cohabiter la désinvolture et l'horreur ( pendant la scène de torture la fête continue ) et ces contrastes, bien sûr, sont au plus haut point signifiants : ils constituent une dénonciation féroce et grinçante de notre société d'apparences.
La pièce est déroutante, sombre, violente. Les partis pris sont risqués mais ils sont assumés. Il y a plein d'inventions, de belles trouvailles visuelles, des moments drôles, d'autres émouvants, notamment la scène finale lorsque le jeune clame son texte à la face du ciel dans les cris de la troupe et l'intensité de la musique lyrique, on n'entend rien à ce qu'il dit, mais lui qui était à la scène précédente complètement recroquevillé, la tête enfouie dans son tee-shirt, il offre là son visage et sa poitrine, il s'expose, il se donne, c'est comme une naissance, une immense douleur, mais une délivrance, et c'est impressionnant.
La compagnie des Jeux de Maux est composée de jeunes comédiens tous issus de l'école Claude Mathieu et tous excellents, pleins d'énergie et de conviction. Voilà comment ils définissent leur travail : « Nous devons participer, nous engager dans la voie de l'avant garde, des modernes, des ultra-modernes, des exagérateurs, des fous, des bizarres » et encore « réjouissons-nous de permettre, par nos travaux, l'émergence d'un théâtre neuf permise par la somme de nos égarements. » Oui, parfois, ils s'égarent. C'est qu'ils sont dans l'inconnu et l'inconfort. Mais il y a de leur part un tel engagement, une telle honnêteté dans leur travail, une telle recherche, une telle inventivité que, même sans tout comprendre, on s'incline devant leur audace et la qualité de leur spectacle.
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1 commentaire
Commentaire de: Jacques Bona Visiteur
Le théâtre est un art complexe, on le sait bien ; la relation qui s’établit de la scène à la salle pendant la représentation est non seulement fluctuante dans sa durée, mais elle est différente pour chaque spectateur selon son état réceptif de l’instant. Pour ce qui me concerne pendant une représentation, je suis en général curieux de ce qui arrive sur la scène, mais j’ai aussi une grande aptitude à somnoler, défaut que je n’impute pas forcément aux acteurs.
Quoi qu’il en soit, je suis heureux que Jacqueline explicite l’esprit du spectacle parce que j’ai été submergé par la touffeur de son texte, par la façon paradoxale de sa conduite dramatique d’égarer l’auditeur sur des chemins labyrinthiques, par l’exposition d’images plus ou moins claires : en effet, l’aventure n’était pas de tout repos et a provoqué chez moi de nombreux décrochages!
Autrement dit, ces Débris ne s’adressaient pas à ma compréhension directe de spectateur. Pour autant ils me paraissent aujourd’hui intéressants car ils posent la question d’un contenu mystérieux de l’art théâtral : comment se fait-il qu’en dépit des contraintes qu’un spectacle difficile peut faire éprouver à un spectateur, un charme discret agisse à son insu et s’impose à lui après les applaudissements ou les atterrements de circonstance ?
Pas de réponse ! Je peux seulement affirmer que l’entreprise était assumée d’une façon exigeante par ses auteurs et participants : un travail sérieux de création a été effectué. Les comédiens ne ménageaient pas leur énergie et leur talent ; ils se tenaient au service d’une idée de théâtre à laquelle ils faisaient confiance. L’auteur metteur en scène a voulu exprimer quelque chose d’important pour lui qu’on peut vraisemblablement mettre en relation avec l’argument de la pièce présentée l’an dernier (passage d’un être —ou d’une âme ?—vers un autre monde, accompagné par une sorte de pythie, peut-être une allégorie de la mort). Cette année, je crois comprendre que le personnage central, ou plutôt son esprit, interprété par Rémy Chevillard, se trouve tourmenté dans le présent, pris en sandwich entre les deux autres divisions du temps, le passé et l’avenir. Bien obligé, comme tout un chacun, de supporter cette situation qu’il sait être un passage constamment renouvelé à chaque microseconde, il renâcle à oublier celui qu’il était dans le passé —représenté par une silhouette qui s’estompe dans l’ombre ou s’enrichit de paillettes dans le souvenir—pour devenir cet autre naïf —représenté par un aimable patineur en rollers— piégé dans un environnement de banalisation sociale qui a priori ne lui convient pas. L’ensemble de la pièce serait donc le récit (crypté !) et l’exposition des affres mentales de ce jeune homme en perpétuel devenir, forcé de suivre le cours de sa vie et perdant avec douleur ses illusions de liberté et de libre arbitre.
Conclusions personnelles provisoires, dans le désordre et discutables :
• L’auteur désirant être pris au sérieux, laisse un peu l’humour de côté
• L’ambition de son propos est attirante avec une certaine candeur (voir la présentation — le désir de renouveler le théâtre— quasi romantique). Il augure d’un avenir intéressant s’il veut bien « élaguer ». Tient-il à être clair ? L’obscurité peut être accusée de cacher des misères
• Le texte de la pièce devrait être proposé aux spectateurs en fin de parcours
• La scénographie était moins élégante que celle de l’an dernier
• Beaucoup de longueurs, en particulier début « plombé ». Redondances diverses. Tendance pour les comédiens à déclamer fort sans nuances
• Chers amateurs, ne vous découragez jamais, continuez à venir nombreux à tous les spectacles de théâtre, surtout à ceux qui sont organisés si près de chez vous avec tant d’enthousiasme désintéressé : c’est votre curiosité qui, par un doux glissement de rideau , enfin vous conduira vers l’instant privilégié d’émotion dont vous avez toujours rêvé sans même oser penser qu’il existât