Les ordonnances du vieux toubib
Penser à sa vie au jour le jour. Regarder ses vieux démons bien en face. Voir le monde tel qu’il est. Croire ce que reflètent nos rétines, malgré l’inacceptable bêtise humaine, malgré l’intolérable cruauté des bourreaux et les inaudibles hurlements de leurs victimes. Vaincre la peur. Se contraindre à scruter, une à une, les horribles plaies de notre vieille planète. Lacérée par la voracité des extracteurs des énergie fossiles et des métaux précieux, ensanglantée par la férocité des guerriers de toutes les guerres, dépecée par l’insatiable gloutonnerie des puissants financiers, dents longues et cols blancs, elle perd sa belle couleur bleue de boule de Noël.
Les rivières de larmes rehaussent le niveau des océans pour noyer bientôt côtes et continents. Ne pas paniquer. Respirer doucement l’air du temps. Penser très fort aux joies de ce monde. Serrer dans ses bras un enfant. Marcher à deux au bord de la mer. Regarder en face le soleil blanc de l’hiver. Laisser son chien vous lécher la main. Goûter des choses douces et parfumées en attendant que se consume la petite flamme de Noël dans son bougeoir. Regarder celle ou celui qu’on aime à travers les bulles dorées de son verre. N’écouter que le feu crépiter doucement dans la cheminée, ou bien seulement un concerto de Mozart. Sacré Mozart qui mélange si bien l’effronterie, l’élégance et le désespoir ! Se taire pour mieux penser à ceux qui sont près de nous. Les regarder rire, les écouter chanter, les admirer danser, déguster leurs mots un à un comme les grains d’un raisin sucré, savourer leurs phrases comme de petites lampées de liqueur de framboise. Ne rien rater de leur présence vivante. Et se souvenir. Se souvenir très fort de ceux et celles qu’on a aimés et qui ne sont plus. Se raccrocher à ce qui reste de leur regard ou à de petits éclats du son de leur voix qui surgissent parfois un instant du brouillard épais de la mémoire. Ne pas trop se blesser à la douleur de ces réminiscences ni à la vaine culpabilité d’être encore là, à respirer cet air froid, déserté de leurs souffles chaleureux. Pleurer mais ne pas désespérer. Vivre pour elles et eux. Vivre pour parler d’eux ou d’elles, pour raconter aux autres les richesses qu’ils ont su nous donner. Distiller la force qu’on a su garder d’elles ou d’eux aux esprits distraits de ceux et celles qui ne les ont pas connus. Et goûter la vie en partageant chaque bouchée, chaque gorgée, avec leur souvenir. Se coucher le soir, sans oublier de faire un nœud à son mouchoir. Se coucher dans l’espoir de rêver, mais qu’au matin frisquet, dans les vapeurs du café, on se souvienne de la tâche du jour : l’indispensable nécessité de changer le monde.
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Pour que les souvenirs ne soient pas des regrets, essayer de ne pas oublier, malgré les petites agaceries, tracasseries et frustrations, à quel point les vivants sont précieux.
Quant aux voraces, leur souhaiter d’être un peu plus heureux et un peu moins voraces. S’efforcer de ne pas en être.
Lire ces mots, un jour gris d’hiver et ne pas trop savoir comment exprimer l’émotion qu’ils suscitent. Ne dire ni « bravo », ni « merci ». Simplement dire : « ce texte m’a touchée ».