QUI ES-TU FRITZ HABER ?
D'après Le Nuage vert de Claude Cohen
Compagnie Les Larrons
Adaptation et mise en scène : Xavier Lemaire
La scène se déroule dans la salle à manger d'une maison cossue (fauteuil en cuir, nappe blanche, vaisselle et alcools de luxe...), après un dîner avec des officiers de l’armée allemande. Fritz, de belle stature, en uniforme militaire, est satisfait : il est heureux de sa soirée, qui lui permet d'entrevoir de brillantes perspectives d'avenir. Chimiste renommé, il se délecte de ses succès scientifiques. Clara, son épouse, ne partage pas cet enthousiasme : elle s'est enfermée dans un mutisme de désapprobation butée. Jalousie ou susceptibilité exacerbée ? L'homme se rend-il compte de l'hostilité de son épouse, de sa douleur muette, ou bien s'en moque-t-il ? Inconscience ou indifférence ? Nous avons les ingrédients pour assister à un drame bourgeois classique sur les déchirements d'un couple mûr...
... sauf que la pièce prend une toute autre tonalité dès que Clara, comme on se jette à l'eau, sort de son silence : nous sommes en Allemagne en 1915 et ce dont Fritz Haber se réjouit c'est de l'utilisation qui est faite de son invention, l'envoi massif de gaz chloré sur les lignes ennemies. Clara, elle, est horrifiée par un tel dévoiement des recherches scientifiques : la science devrait servir au progrès et au bonheur de l'humanité et elle sert en fait à sa destruction. C'est sur ce thème que démarre la violente dispute qui éclate entre eux, mais dès lors que Clara a commencé à parler, c'est comme une digue qui s'est rompue, elle sortira tout ce qu'elle a sur le cœur.
Ce sont deux conceptions de la vie qui s'opposent et, en fait de scène de ménage, nous assistons à une véritable confrontation philosophique. Ce sont les êtres tout entiers, dans toutes leurs composantes, qui sont impliqués. Tout y passe, les questions se succèdent et reviennent, obsédantes : quels usages peut-on faire des découvertes scientifiques ? Est-ce que la guerre elle-même peut ne plus respecter aucune règle ? Est-ce qu'au nom de l'efficacité on peut contourner les conventions ? Est-ce que la notion d'humanité a un sens ? Réalisme contre idéalisme. Science contre religion. Patriotisme contre morale universelle. Opportunisme et réussite sociale contre fidélité à son identité et à sa race : car Fritz, juif allemand, s'appelait initialement Jacob ; s'étant vu refuser plusieurs postes universitaires du fait de sa judaïté, il a fini par se convertir au protestantisme pour ne plus subir de discrimination dans sa profession. Et tandis que Fritz prend socialement sa revanche et gravit les échelons de la réussite, Clara, sensible et fragile, niée dans sa personnalité, sacrifiée dans sa carrière, brisée, bafouée, écrasée, Clara s'enfonce dans la folie.
Qui es-tu, Fritz Haber ? C'est la question qu'à plusieurs reprises pose une femme angoissée de ne pas reconnaître l'homme qu'elle a aimé, qu'elle a admiré, qu'elle a aidé et soutenu dans ses premiers travaux scientifiques. Qui es-tu, Fritz Haber ? c'est la question que pose Clara Immerwahr, effarée de constater après quinze ans de mariage qu'elle se trouve face à un étranger avec qui, non seulement elle ne partage plus rien, mais bien pire elle est en opposition farouche.
Pour autant Claude Cohen, l'auteur de la pièce (adaptée du roman "Le nuage vert"), n'écrit pas une thèse en noir et blanc. Le personnage de Fritz Haber, présenté comme autoritaire, ambitieux, voire cynique, se défend vraiment et ses arguments ne peuvent pas être balayés d'un revers de manche. Dès lors qu'un pays est en guerre, tous les moyens lui sont permis pour gagner la victoire, et ainsi abréger ses souffrances. Fritz qui se sent Allemand par dessus tout agit en patriote, pour le bien de son pays. À Clara qui, contre la science, fait appel à Dieu et à la religion, Fritz a beau jeu de rétorquer que Dieu et la religion ont fait des milliers de morts au cours de l'Histoire, alors que jamais personne n'a provoqué une guerre au nom de la science.
Toutefois la pièce ne se résume pas à un simple débat d'idées car il s'agit du conflit de deux personnes chargées d'humanité, dans ce qu'elles peuvent avoir de complexe et de contradictoire. Les deux comédiens, Isabelle Andréani et Xavier Lemaire incarnent les deux protagonistes avec une ardente vérité, et les font vivre avec sincérité et passion. Il s'agit bien d'un couple qui se déchire, mais tandis que l'homme, aveugle et sans scrupule, est porté par sa réussite sociale, la femme sombre dans le désespoir.
Nous apprenons à la fin de la pièce que les deux personnages de théâtre que nous venons de voir ne sont pas complètement imaginaires et qu'ils sont en fait assez précisément inspirés de personnages réels appartenant à l'histoire contemporaine et ayant véritablement existé : Fritz Haber, né en 1868 et mort en 1934, considéré comme un bienfaiteur de l'humanité et couronné du prix Nobel pour ses travaux sur la synthèse de l'ammoniac, travaux décisifs pour la fabrication industrielle d'engrais et d'explosifs, le même Fritz Haber pourrait aussi (rétroactivement) être accusé de "crime contre l'humanité" à cause de son invention de la guerre chimique et il est bel et bien un criminel de guerre en raison de sa préconisation d'utiliser des gaz de combat sur les champs de bataille lors de la première guerre mondiale. Il se trouve qu'il est également à l'origine de l'invention du gaz Zyklon, initialement utilisé comme insecticide pour décontaminer les cales de bateau et dont on sait qu'il a par la suite servi dans les chambres à gaz des camps d'extermination. Clara Immerwahr, elle aussi, a existé, même si, écrasée par l'ambition et l'intransigeance de son mari, on ne sait pas grand chose sur elle ; elle aussi juive allemande, chimiste de formation, ayant brillamment commencé sa carrière à l'université, elle aura effectivement une fin tragique.
Le spectacle de ce soir était émouvant et fort, incarné de façon vibrante par des comédiens totalement engagés dans un état de tension qui ne cesse de monter jusqu'au dénouement fatal.
Je ferai simplement une remarque personnelle : je regrette que, dans le débat qui oppose les deux protagonistes, entre Dieu et la science il n'y ait pas la place pour une morale laïque, tout simplement humaine et débarrassée de toute transcendance.
Mais décidément le théâtre est multiple, il mène à tout ! La veille, nous étions dans le cinéma, la musique et la pantomime. Le lendemain nous serons dans la littérature. Aujourd'hui, nous sommes dans l'histoire et la réflexion philosophique.
Et toujours nous restons dans le théâtre, dans le spectacle vivant, unique, renouvelé soir après soir, dans la rencontre et le partage.
Je signale qu'on trouve à la bibliothèque de Chantilly une bande dessinée de David Vandermeulen intitulée "Fritz Haber" (éditions Delcourt).
Lors du débat après la représentation, l'auteur de la pièce, Claude Cohen, a recommandé la visite au mémorial d'Ypres où ont eu lieu les premiers dégagements massifs de gaz toxiques conçus par Fritz Haber.
Enfin on notera que du 12 juillet au 16 novembre 2014, une grande exposition "Fritz Haber" investira la chapelle Saint-Georges de la Grand Place de Mons.
Quoi qu'il en soit, lorsque désormais nous rencontrerons ce nom sur notre chemin, nous saurons de qui il s'agit et nous aurons même l'impression de connaître le personnage, car nous nous souviendrons de l'incarnation qui nous en a été donnée un jour sur un petit espace de planches entre trois rideaux noirs.
GALERIE PHOTOS : QUI ES-TU FRITZ HABER ? D’après Le Nuage vert de Claude Cohen
PARTAGER |
Laisser un commentaire