André et Dorine
Compagnie Kulunka Teatro (Espagne)
Mise scène : Iñaki Rikarte
Une pièce originale et bouleversante !
Au festival de Coye, les pièces se succèdent mais ne se ressemblent pas. Après avoir apprécié la langue épurée de Racine (Britannicus), le spectateur demeure médusé par la création du Kulunka Teatro : André et Dorine.
Pas de texte, pas d'échange de mots ; seuls des gestes et des mouvements corporels, des expressions mises en valeur par de subtils éclairages. Les comédiens portent des masques en caoutchouc grotesques, certes, mais qui n'occultent pas leurs émotions ni leurs sentiments.
Ils déclinent l'histoire d'un vieux couple figé dans ses habitudes. Lui, écrit, elle, joue du violoncelle. Le cliquetis lancinant de la machine à écrire s'accorde mal avec le rythme décalé de la musicienne. Dorine s'obstine à tenir son archet à l'envers! Signe précurseur de la terrible maladie qui l'attaque...
Des tableaux tragi-comiques s'enchaînent : l'arrivée du fils et l'échange amusant des cadeaux qui accentue encore le fossé entre les générations, la consultation médicale où un patient miteux, rongé par les puces, distrait le spectateur du diagnostic impitoyable. Alzheimer ! André refuse d'y croire.
Pour fuir la réalité et tenter de déclencher les déclics de la mémoire, il plonge dans les souvenirs de jeunesse. Passé et présent se croisent ou se percutent. Les vieux habits défraîchis sont remplacés par pantalon à pattes d'éléphant et jupette virevoltante, les masques offrent des visages rajeunis. Ainsi défilent les moments heureux de la vie : rencontre amoureuse, mariage, naissance...
Tous les ressorts du comique traditionnel (gags, objets ridicules tels le balai ou papier wc) atténuent l'atmosphère oppressante de la pièce car les égarements de Dorine déconnectée de la réalité nouent la gorge.
Bravo aux trois comédiens dont la prestation est d'autant plus remarquable que le masque limite leur champ visuel. Rebeca Matellán incarne une Dorine émouvante et drôle dans sa lente dégradation (confusions, souffrance, prostration). Alberto Huici et Eduardo Cárcamo endossent plusieurs rôles avec naturel et brio.
La scénographie, sobre et suggestive, les costumes, la musique (Ah ! Nuestra historia de cartón...) sont en parfaite adéquation avec le thème traité.
Et les masques ? L'idée remonte aux origines du théâtre. Peut-être nous suggèrent-ils l'intemporalité tout en respectant une certaine individualité ? « Cette tragi-comédie muette des masques » est si proche de notre vécu, elle est celle de chacun.
Le grand dramaturge espagnol Calderón a écrit : « La vida es sueño », mais la vie est aussi une drôle de farce...
Merci au Kulunka Teatro d'avoir renouvelé le langage scénique et de nous avoir procuré un grand moment de plaisir et d'émotion.
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2 commentaires
Commentaire de: Jacqueline Chevallier Visiteur
Commentaire de: Marie Louise Membre
Délicatesse, humanité, et force. Le moindre mouvement du comédien est signe. Anecdote révélatrice : alors que j’échangeais avec une amie sur la représentation, j’ai dit “… et le texte est tellement beau !” Comme si j’avais entendu les comédiens parler. “André et Dorine” : un comédien a expliqué pendant le débat que la pièce leur avait été inspirée par le livre d’André Gorz qui réalise, quand sa femme tombe malade, combien il lui a consacré peu de temps, absorbé qu’il était par son propre travail d’écrivain. Ce livre Lettre à D. aurait été fait pour combler ce vide et lui dire alors l’amour qu’il avait pour elle. C’est ce que fait le personnage de la pièce, quand sa femme tombe malade il écrit les moments heureux de leur vie, il rappelle combien il l’a aimée. Et le dénouement suggère que sa mort survient juste après celle de son épouse.
Un seul mot : MAGNIFIQUE !
Mais pourquoi avoir donné à ce spectacle ce titre ambigu André et Dorine, qui renvoie forcément au couple que formaient André Gorz et Dorine Keir ?
Or leur histoire est toute autre. En 2006 André Gorz avait consacré à son épouse, atteinte d’une grave maladie, le très beau livre Lettre à D. Histoire d’un amour où il écrivait : « Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort de l’autre ».
Ils se sont suicidé ensemble en septembre 2007.