La démocratie des moi
Après une introduction sur le personnage charismatique d’Obama et sur Nicolas Sarkozy en vacances en Egypte avec Carla Bruni, le reportage, de manière chronologique, retourne vers les images du début du XX° siècle pour démontrer comment peu à peu les hommes politiques ont cessé de parler à notre raison pour mettre en scène leur vie privée et faire vibrer la corde émotionnelle.
C’est Clemenceau le premier qui, parcourant les tranchées, canne à la main, montre une silhouette de bonhomme tranquille en bottes et « vieux galurin cabossé », et tranche avec la rigidité et l’austérité de mises à l’époque. Mais, depuis Napoléon III, la République se méfie des personnalités « familières », et Clemenceau ne sera pas élu à la présidence de la République en 1920. On lui préfèrera Paul Deschanel, plus austère.
Quelques années plus tard, le fascisme s’installe. L’image d’Hitler véhiculée par la propagande est celle d’un bon père de famille, souriant ; de son côté, Mussolini se fait photographier dans les activités les plus diverses et familières pour montrer qu’il sait tout faire comme n’importe quel italien. Le culte de la personnalité commence, propre aux régimes totalitaires. C’est le début de la starisation aussi, celles de Marlène Dietrich, de Charlie Chaplin. Les hommes politiques savent en jouer. Antoine Pinay, par exemple, pour lancer son emprunt avec succès, utilise sa vie privée, se montre dînant dans un restaurant aux halles.
Dans les années 1950, l’homme politique quitte le costume et paraît en manches de chemise comme monsieur tout le monde. René Coty, dans Paris Match, se fait servir la soupe par sa femme.
Avec la télévision, le phénomène s’intensifie, la représentation de soi devient prééminente, au détriment d’un discours sur les projets politiques, économiques ou sociaux. Alain Peyrefitte, ministre de l’information dans les années 60, bien rigide dans son costume et le visage glacial - qui prête à rire aujourd’hui - affirme qu’à la télévision dorénavant il faut « plus d’images et moins de bla-bla. » Les hommes politiques trouvent alors dans la télévision le moyen magique de tenir le peuple.
On se souvient des images de Kennedy, de la mise en scène de ses enfants dans le bureau ovale. La vie privée du chef d’état devient un outil pour attirer la sympathie et, de ce fait, les suffrages. Dans une tradition française différente, le Général de Gaulle, au contraire, représente la hiérarchie, la dignité, le respect qu’il estime dû au chef d’un état républicain. Le Président doit se présenter comme un être de sagesse, dépositaire du pouvoir. Pourtant la grand messe de la place de la République en 1958 était déjà célébrée pour susciter l’émotion et, partant, le succès de l’élection.
Mais en 1962, Charles de Gaulle innove et instaure un référendum pour élire le président de la République. Pour Michel Rocard, cette élection d’un président au suffrage universel est « une catastrophe. » Selon Pierre Rosanvallon, dont les travaux portent sur l’histoire de la démocratie, c’est l’heure de la démocratie des personnalités, Le chef d’état est choisi en fonction non de ses compétences mais de critères charismatiques. Les exemples foisonnent alors dans le documentaire : A la télévision, Jean Lecanuet présente sa femme et ses enfants, Giscard joue de l’accordéon, se montre torse nu dans les vestiaires d’un stade, ne craint pas d’exhiber ses jambes fluettes sur la plage et, pour illustrer sa proximité avec les Français, mange la soupe chez l’ouvrier. Le mot d’ordre, selon Fabrice d’Almeida, historien, spécialiste de la propagande par l’image et de la manipulation, est « d’être comme les autres », d’être simple, comme le dit Giscard arrivant à pied à l’Elysée, ce qui n’empêche pas l’aristocrate de revenir au galop dans les dîners mondains !
Celui qui a parfaitement assimilé la leçon est Sandro Pertini, en Italie, élu Président de la République en 1978, qui développe à la perfection la stratégie de la sympathie, de la compassion. Il se rend systématiquement, et se fait photographier bien sûr, dans tous les lieux où il y a des victimes ; par exemple en 1981, il se déplace pour la chute d’un enfant dans un puits. Il veut être un président « compassionnel ». La grande popularité qu’il acquiert ainsi est un moyen de jouer sur la politique.
Les moments cocasses n’ont pas manqué dans ce documentaire : On rit beaucoup en revoyant Jacques Toubon dans une émission de Patrick Sébastien, qui se laisse planter une longue aiguille dans le gras du bras et s’exclame ensuite ravi : « Je n’ai eu que des réactions positives de mes électeurs. » Ou Lionel Jospin, Arlette Laguiller qui poussent la chansonnette.
Selon Pierre Rosanvallon, cette période est marquée par le déclin des partis, les électeurs sont devenus volatiles. Il faut donc les séduire, se rapprocher d’eux. C’est pour obtenir cette proximité que Nicolas Sarkozy fait son jogging en public, que Ségolène Royal serre des mains sur le marché, se laisse offrir un verre de vin. Au soir des élections présidentielles, le débat politique a été longuement interrompu pour laisser la place à une info présentée comme capitale…. la séparation du couple Royal/Hollande. La vie privée étalée l’emportait sur les échanges purement politiques, sur les perspectives ouvertes (ou fermées) par l’élection.
Le film montre de façon concrète que la société s’est atomisée ; par narcissisme, elle se centre sur les individus eux-mêmes, non sur les liens, sur le moi et non sur le commun. En octobre 2007, jour de grève et de manifestations contre les régimes spéciaux des retraites, le conflit social est relégué au second plan. Car ce qui fait la une des quotidiens et des journaux télévisés, c’est… le divorce Cécilia/Nicolas. Lorsqu’un sujet d’actualité envahit tout l’espace, comme la disparition d’un enfant il y a quelques mois, l’homme politique est confronté à un dilemme : soit il ne s’en occupe pas et continue à travailler, à faire ce pour quoi on l’a élu, il prend alors le risque d’être aussitôt taxé d’indifférence aux malheurs d’une famille, soit il intervient presque dans l’instant pour s’exprimer sur cette actualité et, en montrant son émotion, sa compassion, son indignation, sa colère, il obtient un assentiment. Jacques Toubon, dans son commentaire des images, souligne que cette politique de réaction immédiate à l’événement, ce désir de visibilité médiatique mettent à mal les principes républicains. La compassion prend la place de l’énoncé des projets pour la nation. Or, la politique, c’est produire du commun, non se centrer sur des individus.
Construit comme un véritable reportage au sein des images sélectionnées sur un siècle, le film est une mise en garde salutaire contre les dérives de l’exploitation des émotions qui l’emportent sur la raison, le jugement objectif et la réflexion politique, contre la manipulation possible et facile de citoyens devenus spectateurs/consommateurs d’images. Curieusement, la manipulation de l’opinion est apparue très visible dans les images extraites des précédentes décennies ; dans l’immédiat, le citoyen la perçoit-il toujours et procède-t-il naturellement à une lecture critique des images ?
Le débat s’est ensuite naturellement engagé entre le producteur du film et le public, impressionné par la qualité du documentaire et la justesse de son propos. La soirée a été chaleureuse – le petit local de la bibliothèque se prête bien à cela -, les échanges se sont faits dans la courtoisie et la bonne humeur. Preuve est que l’on peut aborder la politique avec sérénité.
Rappelons que ce documentaire avait été programmé sur Arte au mois d’août. Le blog en a donné un extrait dans l’article « Allons à la bibliothèque »
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Bonjour à toutes et à tous,
Un grand merci à vous pour votre accueil, la qualité de l’écoute et du débat, ce bel article, …. Et bien sur un grand merci à Agnès d’avoir organisé cette soirée avec nous ! C’est un grand plaisir de travailler avec toi !
J’espère que nous aurons l’occasion de vous proposer d’autres soirées de ce type !
A bientôt
Jean-Raphaël Rondreux (bibliothécaire à la Médiathèque départementale de l’Oise)