ALEA MORAL
A lire le dictionnaire, le mot « aléa » désigne un évènement imprévisible. Quant à la morale, elle revoie à une certaine conception de bien. Eh bien, l’aléa moral se rencontre dans des situations où un évènement pourtant prévisible conduit à s’asseoir sur la morale. Exemple : quand les gouvernements distribuent des centaines de milliards à des banquiers qui ont fait bêtises sur bêtises. Ce n’est pas moral ? Certes. Mais l’aléa moral, me direz-vous, il est où l’aléa ?
Hank Paulson, le secrétaire au Trésor de l’administration Bush – autrement dit, le ministre des finances des Etats-Unis -, ne s’est pas posé la question quand il a refusé de venir en aide à la banque Lehman Brothers en septembre 2008. Richard Fudd, le patron de Lehman, s’était montré fort arrogant quelques mois plus tôt. Appelé au secours d’autres banques par ce même Paulson, il avait refusé net, arguant que chaque établissement devait assumer les conséquences des risques excessifs qu’il avait pris. Aussi, quand le tour vint pour Lehman d’être en difficulté, Hans Paulson décida de prendre Richard Fudd au mot. Et Lehman fit faillite.
Mais la chute ne fut pas sans conséquence. Si un établissement aussi renommé pouvait être abandonné à son sort, aucune banque n’était donc à l’abri. Il devenait donc trop risqué de prêter aux confrères… Une perte de confiance qui risquait de provoquer un effondrement du système financier mondial, dont le bon fonctionnement suppose que les banques acceptent de se prêter de l’argent en permanence, en fonction de leurs besoins et de leurs ressources respectives.
Pour éviter l’effondrement redouté, tous les chefs d’Etat et de gouvernement s’empressèrent alors d’affirmer, contre toute morale, qu’ils renfloueraient sans limites les grandes banques qui pourraient se trouver en difficulté, même celles qui avaient pris le plus de risques.
En promettant une bouée de sauvetage aux banques (et aux banquiers), les Etats n’étaient donc pas seulement soucieux de leur être agréables – en socialisant leurs pertes après leur avoir laissé encaisser les profits -, ils voulaient éviter tout risque d’effondrement général de l’économie et de l’emploi : ce que les économistes appellent un risque « systémique ».
Les économistes estiment dans leur immense majorité que c’était la bonne décision. Mais ils redoutent également les conséquences d’une telle promesse, qui encourage évidemment les banquiers à continuer à prendre des risques excessifs : « Pourquoi devrais-je arrêter de multiplier les opérations les plus risquées, qui sont aussi les plus juteuses, si l’Etat vient à coup sûr à mon aide en cas de problème ? Pourquoi devrais-je renoncer à faire des profits puisque je suis too big to fall – trop gros pour être abandonné à mon sort en cas de difficulté ? » Résultat : en promettant aux banques qu’on les sauvera pour éviter un effondrement du système, on fait le lit des bulles et des crises futures. C’est un dilemme qu’on appelle « aléa moral », in English : moral hazard.
Est-ce inévitable ? Non, car il existe un bon moyen d’obliger les banquiers à assumer leurs responsabilités. Au lieu de subventionner massivement les banques insolvables avec de l’argent public, l’Etat aurait dû les racheter au prix qu’elles valaient – c’est-à-dire zéro – et virer leurs dirigeants. C’est ce qu’on fait les Suédois en 1992 en nationalisant leur système bancaire, alors en quasi-faillite. Avec succès. Seul problème : banquiers et actionnaires ne sont pas d’accord.
Source : « Petit dictionnaire des mots de la crise » de Philippe Frémeaux et Gérard Mathieu, édition Alternatives Economiques.
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