LEAR ET SON FOU
d'André Benedetto
par la Compagnie Jean-Claude Drouot
Mise en scène : Jean-Claude Drouot, assisté d'Elise Charpentier
Hasard de la programmation : c'est la troisième pièce depuis le début du festival où l'on retrouve ce couple traditionnel du théâtre, le roi et son fou. Le roi, souvent tyrannique, détenteur de tous les pouvoirs, est accompagné de son fou, qui ne possède rien, mais dispose de la liberté de parole ; le fou est le seul, sous le masque de la légèreté et de la fantaisie, à pouvoir impunément faire des reproches à son maître ; tout en pirouettes, il égrène des paroles de sagesse lorsque le monarque dépasse les bornes et tombe dans la démesure, comme souvent les monarques.
Mais le roi Lear, le personnage de Shakespeare, n'est pas simplement déraisonnable, il sombre véritablement dans la démence : ayant donné tous ses biens à ses deux filles aînées, il a déshérité Cordélia, la plus jeune, très injustement – elle refusait de le flatter, elle était pourtant la seule à l'aimer de façon désintéressée. Lear s'est trompé ; il a, par ses décisions, provoqué la guerre et le chaos, ses deux filles aînées l'ont répudié, dépossédé de tous ses biens, chassé comme un chien ; mais surtout Lear n'a pas compris la plus jeune et l'a laissé mourir. Prenant conscience de ce désastre, Lear entre dans un état de fureur démoniaque, il s'enfuit sur la lande et appelle pour le venger les éléments déchaînés, l'ouragan, la foudre et le tonnerre. En vain. C'est en lui que la tempête se déchaîne, dans son cerveau tourmenté d'incompréhension et de remords, déchiré de douleur. C'est ainsi que se termine la pièce de Shakespeare. C'est là que commence celle de Benedetto, quand Lear n'est plus roi.
La pièce de Shakespeare était foisonnante, avec une vingtaine de protagonistes et plusieurs intrigues enchevêtrées les unes dans les autres. Benedetto ne retient que deux personnages : Lear et son fou, ici renommés Li et Fo, Fo et Li, inséparables, les deux faces de l'être humain, qui, tout à la fois sage et fou, tour à tour sage ou fou, est enfermé dans l'absurdité et le tragique de sa condition d'homme et doit affronter le deuil, le renoncement, la vieillesse, la décrépitude et la mort.
La scène est nue, comme l'infini de la lande déserte, avec juste un rocher, tel un récif au milieu de l'océan sur lequel un radeau va venir s'échouer. En l'absence de décor, c'est la bande-son qui habite l'espace et soutient l'imaginaire des acteurs et des spectateurs. Lear, devenu Li, n'a plus pour royaume qu'une sorte de chariot à voile évoquant le radeau de la Méduse, symbole de tous les naufrages. Il n'est plus qu'un malheureux déchu, hagard, délirant, abandonné de tous, sauf de Fo, son fou, son fidèle compagnon de toujours – et nul mieux que lui ne connaît le roi ; toutefois le bouffon n'est plus désormais uniquement moqueur, mais compatissant, plein d'humanité et véritablement désespéré de voir son roi sombrer dans le gouffre sans fond de la démence, de ne pouvoir le retenir sur le bord de la raison. Le rôle de Fo consistera à aider Li, qui pour l'instant est dans l'errance et l'aveuglement, l'aider à refaire mentalement tout le chemin de sa vie, comme un chemin de croix, à ouvrir les yeux, à regarder en face ce qui a été (l'erreur, l'injustice) et ce qui est (la perte – du pouvoir, de la puissance, de la jeunesse, de l'amour dû à un roi, dû à un père), l'aider à accepter de vieillir, accepter de mourir, l'accompagner sur ce chemin qui l'emmène vers une sorte de rédemption.
Les rôles sont inversés bien sûr : tandis que le fou, qui porte toujours coquettement une fraise en collerette et un petit chapeau de feutre rond, finit par mettre une couronne sur sa tête, le roi, lui, qui a perdu ses attributs, perd du même coup toute pudeur et toute dignité : il est comme les aliénés à l'asile, en camisole puis en caleçon. Déchéance troublante, dérangeante même peut-être, quand le corps vieillissant se montre à nu : Jean-Claude Drouot (dont personne ne peut oublier qu'il a été dans sa jeunesse le beau Thierry la Fronde !) incarne ici en toute vérité (et de façon presque impudique) un vieillard, certes impressionnant d'énergie et de fureur, mais quand même un homme qui vieillit, qui n'est plus dans l'éclat de la maturité, un homme sur le déclin. Sans tricher, sans flatter, le comédien, également metteur en scène, prend au pied de la lettre l'expression "Le roi est nu". Comme possédé, il joue sans retenue la colère, le désespoir, la décadence, la démence d'un homme à la puissance déchue, la force cassée ; par sa haute stature et son jeu sans mesure, il évoque un géant de fin des temps, de fin du monde.
À côté de lui, tout en contraste, le petit bouffon incarné par Serge Le Lay, essayant vainement de rattacher Li au monde des hommes, est magnifique de dévouement, de générosité, de stoïcisme placide. Pour tout dire, face aux vociférations de Li, personnage sans bornes et excessif, Fo, avec son oeil malicieux, paraît reposant, faisant preuve d'une clairvoyance aiguë mais ironique et tranquille. Le comédien, tout en finesse, joue à la fois la compassion et le reproche, l'affliction du fou de voir l'état de dérèglement de son roi et le ferme refus de le suivre dans sa folie, les efforts pour lui ouvrir les yeux et le découragement parfois, la lucidité toujours, la résignation.
Le texte de Benedetto est d'un lyrisme débordant, extrêmement touffu, foisonnant, allant parfois jusqu'à l'emphatique. On y trouve des références multiples à la littérature et aux grands mythes (successivement, les costumes endossés par Li évoquent un tsar russe, un prophète biblique, la reine des ombres, Oedipe aux yeux crevés même si en l'occurrence il réfère à Gloucester, le Christ avec sa couronne d'épines...) ; plus modestement Fo parle de Cendrillon, tandis que lui-même, tremblant de peur, rappelle Sancho Panza. C'est beaucoup, il y a des longueurs ; c'est trop, on finit par se noyer.
Indéniablement Jean-Claude Drouot est une "bête de scène" et, admirablement secondé par Serge Le Lay, il réussit une performance d'acteur impressionnante. Mais on sort de la salle abasourdi, comme écrasé par tant d'excès.
Galerie photos : LEAR ET SON FOU D'André Benedetto
PARTAGER |
Je me suis, hélas, ennuyée… Car je n’ai pas senti de tension, de progression dramatique dans ce texte. On sait tout dans le premier quart d’heure! On n’attend rien sinon que meure ce vieux fou, ce vieux roi qui découvre un peu tard les douleurs de la paternité et qui ressasse. Le texte piétine, se répète. Grand mérite aux acteurs d’affronter cela. Mention particulière au fou discret dont j’ai apprécié la finesse, le jeu tout en retenue. L’inversion des rôles est intéressante, le fou n’est pas celui qu’on croit. Bravo en tout cas pour le travail, la performance et l’audace de présenter ce texte au public.