La paix - quels meilleurs vœux peut-on faire?
Les petites filles apprennent à broder auprès de leurs grands-mères. Elles font leurs premiers pas sur un gros canevas : point avant, point arrière, point de tige, chaînette, passé plat, passé empiété …
Point de croix : fils de coton croisés, une croix à côté d'une autre, et une autre encore.
Au fur et à mesure qu'elles grandissent et deviennent plus habiles, le tissu se fait plus fin, l'aiguille plus précise, le geste minutieux.
Jeunes filles, elles préparent leur trousseau. Elles tirent des fils sur toute la longueur de la toile et ouvrent des jours qu'elles bordent un à un. Elles tracent au point de feston des arabesques blanches sur le blanc des nappes damassées.
Devenues femmes, elles ont marqué leur linge de rouge. À points comptés, elles ont dessiné leurs initiales dans le drap épais et lourd – virginité perdue, plus tard naissance de l'enfant.
Toute leur vie, les femmes brodent. C'est leur vie que les femmes brodent.
Ouvrage de grand calme et de longue patience.
Jeunes ou vieilles, elles ne sont pas pressées d'en finir. Elles ont tout leur temps. Sitôt une pièce terminée, elles en entameront une autre, et une autre encore, et comme cela, tant que leurs yeux leur permettront de voir, tant que leurs mains ne seront pas engourdies.
Contrairement à la couture ou au tricot, la broderie n'a aucune utilité. Elle n'est rien d'autre qu'une inscription du temps qui passe. Elle est la marque d'une vie. Dans la souplesse de l'étoffe qui peu à peu s'use et s’efface et finira par disparaître – comme le souvenir, la broderie est le témoin qui se transmet de femme en femme d'une génération à l'autre.
De leur côté, les hommes brodent le paysage qu'ils lègueront à leurs fils, à leurs petits-fils, à leurs neveux : point de gribiche des haies et des clôtures, ourlets des chemins creux, brides des murets de pierre au flanc des montagnes, point de sillon si régulièrement tracé, patchwork des champs cultivés, des bois et des pâtures.
Et puis les hommes font la guerre.
Ouvrage de long désordre et de grande démence.
Ils marquent la terre d'une autre manière : point de bourdon sinueux des talus, dentelles de fils barbelés, point d'épine et de double épine, point d'honneur, point lancé, point rompu, tissus déchirés, corps déchiquetés, ensevelissements sans linceul…
Point de croix : une croix à côté d'une autre, et une autre encore : vastes alignements géométriques de croix blanches sur le velours des pelouses.
« Ça n'aura donc jamais de fin » gémissaient les hommes dans les tranchées, « c'est l'enfer sur la Terre ». Dans la raideur de la pierre se fait l'inscription du temps arrêté – témoin d'un monde bouleversé, un monde à l'envers, où les fils meurent avant leur père.
J'ai écrit ce texte (il y a déjà quelques années en fait) en pensant à mon grand-père qui a passé sept ans de sa vie à l'armée et à la guerre (il a été appelé pour son service militaire en 1912 - je crois que le service durait trois ans à l'époque mais peu importe puisque la guerre est intervenue entre temps - et il n'a été démobilisé qu'en 1919). Mon père a été emmené en Allemagne au STO et il s'en est fallu de peu que mon frère parte en Algérie (heureusement, il était sursitaire).
Tout ça pour dire, quand on voit partout dans le monde, la paix n'est qu'une toute petite parenthèse dans l'histoire de l'humanité. C'est assez terrifiant. Il faut que nous ayons conscience de cette chance inouïe que nous avons de vivre en paix. Pas très gai pour une carte de vœux ! Et pourtant... Je pense aux jeunes hommes d'aujourd'hui (mes fils) et aux femmes d'autrefois. La paix - quels meilleurs vœux peut-on faire ?
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Chaque fois que Jacqueline nous dévoile sa plume, c’est de la broderie qu’elle nous offre. Tantôt brodeuse de notre langue, tantôt brodeuse aux mains habiles, aussi agile avec ses pensées qu’avec ses doigts, c’est dans l’intimité de sa maison qu’elle brode à petits points précis sur de simples bouts de tissus qu’on ne regarderait pas et qu’elle transforme, point après point en petites merveilles.
Le bonheur à plein temps, ça n’existe pas. Ce qui existe ce sont ces moments de lecture, ces moments de ravissement où nos yeux se posent sur des petits bijoux qui nous sont offerts et qui font notre bonheur. Jacqueline nous fait parfois ces cadeaux. Posons nous un instant, ne les laissons pas passer.