Le Cercle de craie caucasien
de Bertolt Brecht
Compagnie Le Vélo Volé
Mise en scène de François Ha Van.
Le rideau se lève sur une scène plutôt nue, deux panneaux dressés et un cube pour seuls décors. Les dos de neuf acteurs, ou plutôt de neuf paysans se disputant la possession de terres à l’issue de la seconde guerre mondiale, s’attaquent au texte de Bertolt Brecht sans pudeur et sans retenue. En réalité, ces premiers instants sont déterminants, et illustrent tout à fait les tensions qui traversent cette œuvre, tensions que le metteur en scène a visiblement fait siennes et qu’il s’amuse à dépasser avec brio.
Tout se passe comme si Brecht avait délibérément voulu rendre sa pièce injouable, comme s’il avait voulu garder les mots prisonniers du papier. L’histoire est longue, complexe, se déroule sur plusieurs années, dans des contrées diverses où le contexte sociopolitique demeure méconnu ; les personnages sont aussi nombreux que riches et profonds (plus d’une quarantaine au total), mais surtout le texte lui-même peut résister à une première lecture, tant l’écriture de Brecht est singulière. Mettre en scène Le Cercle de craie caucasien était donc un véritable défi auquel plusieurs metteurs en scène se sont déjà attaqués (utilisation de masques, coupes trop importantes du texte, simplification de l’intrigue), et que François Ha Van a relevé avec une grâce certaine.
Un conte poétique
La spécificité de la mise en scène de François Ha Van réside à la fois dans son admiration profonde pour le texte, admiration que l’on devine grâce à cette atmosphère étrange et intrigante parfaitement rendue sur scène et qui s’impose à la simple lecture du texte, en même temps que dans ses choix dramaturgiques audacieux et inédits. Tout en ne trahissant jamais l’esprit d’une œuvre politique et militante, le metteur en scène est parvenu à en faire un véritable conte poétique où s’entremêlent, pour notre plus grand plaisir, mimes, marionnettes, répliques criantes de vérité et de justesse, visages tordus par l’émotion, notes de violoncelle et décors ingénieux. En commençant la pièce avec des acteurs dos au public, François Ha Van affirme son originalité en même temps que l’importance qu’il attache aux mots de Brecht : au début, il n’y a qu’eux, on n’entend qu’eux, et mieux encore, on ne voit qu’eux. Ces mots constituaient également un défi pour les acteurs, qui ont dû les « mâcher » longtemps avant de réussir à les faire leurs. Défi réussi, puisque malgré la rapidité de la diction, la variété des personnages et des situations, les acteurs sont parvenus à rendre le texte tout à fait clair et l’intrigue compréhensible.
Une fresque de vies
Les acteurs du Cercle ont tout autant de mérite que le metteur en scène : ils ont campé, pour la plupart d’entre eux, plusieurs personnages, le tout sur un rythme endiablé. De tous ces personnages, si certains avaient une importance relative, aucun n’était inutile ou mal interprété. L’incroyable présence scénique de tous les acteurs, à chaque instant, même quand ils ne parlaient pas, est à souligner : des servantes aux hommes d’armes, de Groucha à Natella, de Simon Chachava à Azdak, juge « robin des bois-punk » (mots de l’acteur) en passant par l’étonnante prestation de l’ « enfant », tous apportent quelque chose d’unique et d’essentiel à la pièce. Brecht aussi bien que François Ha Van l’ont compris : la diversité des classes sociales, des genres, les contradictions et les luttes qui sous-tendent leur existence ne peuvent être véritablement rendues qu’à l’aide d’une fresque gigantesque grouillant de personnages hauts en couleur.
Aujourd’hui, Brecht
On remarquera en effet que ce texte, outre sa dimension poétique évidente, est d’une clairvoyance et d’une lucidité politique qui se font rares : qu’il s’agisse de la place de la femme dans la société (que l’on songe à Groucha obligée d’épouser un homme qu’elle n’aime pas par exemple) ou des rapports de classe (scène magistrale des servantes de Natella, empaquetant les valises de celle-ci ; blagues de Groucha sur l’oisiveté et l’incompétence maladive des classes bourgeoise et aristocratique), la pièce de Brecht étonne par sa modernité et par l’actualité de chacun des thèmes qu’elle aborde. Au final, on peut bien dire que si l’enfant appartient à celle qui l’élève, et la terre à ceux qui la travaillent (une lecture possible parmi tant d’autres de la mise en abyme qui ouvre la pièce), le texte, ou plutôt cette version du texte, appartient désormais au metteur en scène et à chacun des comédiens, à ceux qui le jouent et qui le vivent, qui l’habitent charnellement, lui rendant ainsi toute sa profondeur et sa complexité. Alors… La terre aux paysans, les usines aux ouvriers, et Le Cercle à la compagnie exceptionnelle du Vélo Volé !
PARTAGER |
2 commentaires
Commentaire de: Jacqueline Chevallier Visiteur
Commentaire de: Marie Louise Membre
J’ai beaucoup aimé ce spectacle. Il y avait un élan et une générosité qui me touchent. La mise en scène offre de belles surprises, des tableaux visuellement très réussis. Les comédiens sont ardents et communiquent des émotions, créent des personnages attachants. Et c’est tout cela que l’on emporte dans nos bagages en rentrant chez soi.
hmm…mouais ! je ne suis convaincue ni par le texte, ni par la mise en scène.
Le texte est très “daté” et présente une vision du monde qui, aujourd’hui, est souvent pour le moins remise en question.
Vision productiviste : la terre appartiendra aux cultivateurs (avec leurs gros engins et leurs produits chimiques) plutôt qu’aux bergers pastoureaux. C’était les années 50. On sait les ravages provoqués par un tel modèle de développement. Je ne peux m’empêcher de penser au barrage de Sivens, par exemple …
Vision sexiste : le juge Azdak, dans une plainte pour agression sexuelle, condamne la femme et non son agresseur, au motif que c’est elle qui s’est montrée provocatrice par sa tenue et son comportement. Je ne peux m’empêcher de penser à l’affaire Beaupin, par exemple.
Vision simpliste : la figure du “bon juge", prenant systématiquement et sans examen le parti du pauvre contre le riche, dans ce qui n’est là encore qu’une parodie de justice, mais elle est simplement inversée. Je ne peux m’empêcher de penser que l’alcool n’est pas source d’équité et de lucidité.
Aujourd’hui il n’est pas possible de présenter une pièce de Brecht sans prendre un peu de recul par rapport à un certain nombre de thématiques qui y sont développées et qui ont depuis sérieusement évolué.
Seule la sagesse antique du roi Salomon, dans sa version mythologique, demeure, elle, incontestable.