Grisélidis (2)
Que de beauté et de poésie au service d’une pratique sociale avilissante ! C’était comme ces films de guerre qui nous racontent combien la guerre est jolie.
Certes les poètes du temps jadis ont chanté les courtisanes et les hétaïres des maisons closes et des établissements « de plaisir », derniers refuges de leur virilité. Certes ils ont mis leur talent à faire fleurir les fleurs du mal pour alimenter leurs fantasmes de domination et de vengeance. Mais tout ceci paraît bien désuet.
Aller trouver les mots enflammés d’une écrivaine remarquable, d’une artiste méconnue, d’une peintre admirable pour soutenir cette morale bien-pensante de la prostitution raisonnée, de la bonne vieille tolérance acceptable, n’est-ce pas une tromperie ? En tous cas, c’est le contraire d’un raisonnement révolutionnaire !
La pièce repose sur un sophisme. Que l’auteure ait pu trouver une forme d’art et d’humanisme au plus profond de l’esclavage sexuel dont elle était victime ne fait pas de cet esclavage un art ni un humanisme. Comme elle le dit très bien elle-même, les clients prostitueurs ont droit de vie, de mort et de tabassage sur les femmes qu’ils exploitent. On ne sache pas que les femmes en fassent autant avec les hommes.
Que la prostitution soit un esclavage abject, personne ne dit le contraire sauf ceux que ça arrange : les réseaux proxénètes, derniers marchands d’esclaves autorisés au financement mondialisé, et qui représentent l’essentiel de la prostitution ; les « braves » virils qui payent leur « coup » ; quelques pauvres anciennes combattantes que le hasard a laissé vivantes et qui n’ont de cesse pour survivre que de redorer leur dérisoire blason.
Il y a à peu près 40.000 prostituées en France (90 % de femmes), la grande majorité n’est pas française. Leur durée de vie est de 45 ans environ. Elles meurent assassinées ou dans le suicide, les addictions et les maladies sexuellement transmissibles. Aucune n’a jamais dit ou écrit qu’elle souhaiterait ce « métier » pour sa fille. Plus de 75 % d’entre elles ont subi l’inceste dans leur enfance.
Grisélidis et la merveilleuse actrice qui l’a mise en scène hier me rappellent ces vieux combattants de 14-18 que j’ai connu dans le temps, qui s’accrochaient en tremblant à leurs souvenirs de gloire, à leurs médailles, au portrait du Maréchal Pétain, « le père la victoire », et en même temps se remémoraient d’horribles anecdotes, comme de jouer au football avec des têtes d’Allemands dans les tranchées.
Merci la tolérance libérale !
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Non, mais bien sûr, bien sûr … Olivier, ton indignation est vertueuse, mais enfin le spectacle – absolument magnifique – que nous avons vu ce soir-là n’était pas un hymne à la gloire de la prostitution. Il dénonçait tout à la fois l’hypocrisie bourgeoise et la bien-pensance angélique.
Il signalait les risques de cette activité et l’ignominie des trafics dont elle fait l’objet, ainsi que l’exploitation des filles par les profiteurs de tout poil. Bien sûr que le client assouvit une revanche, bien sûr que cette vengeance peut aller jusqu’au désir de mise à mort. Cela a été dit.
Une fois ceci calmement affirmé, et ceci mis de côté, car ce n’était pas le sujet du jour, restait le récit d’une expérience personnelle qu’il faut prendre comme tel et non pas comme un discours militant, restait un témoignage émouvant de simplicité et de générosité émanant d’une personnalité hors du commun et, pour le transmettre, il y avait sur scène une très belle comédienne d’une grande sensibilité.
On ne dira jamais assez, et tu ne le dis pas, Olivier, que la source de la prostitution, c’est la misère. Car une femme ne se prostitue pas si elle a d’autres moyens d’assurer sa survie et celle des siens. La prostitution résulte aussi de la misère des hommes, celle des immigrés par exemple déracinés, déchirés, perclus de solitude, mais la cause principale, la source première, c’est la misère. Que la misère soit éradiquée, alors restera le pouvoir des mâles et les choses seront claires.
Je me souviens du mouvement de révolte des prostituées dans les années 70. Elles protestaient contre l’hypocrisie généralisée, elles affirmaient qu’elles étaient des êtres humains sensibles ayant par ailleurs une vie comme tout le monde (des enfants, des amours, des joies, des peines), elle refusaient l’égalité « putain égale salope » et elles demandaient que les flics cessent de les harceler pour leur coller, à elles, des PV (pour racolage ou autre) comme si elles n’avaient pas assez d’ennuis comme ça.
Non, Grisélidis ne joue pas les anciens combattants, même si elle a été à sa façon une combattante. Outre qu’un soldat peut rapporter des moments de courage héroïque ou de fraternité proprement inouïe, sans pour autant faire l’éloge de la guerre, dans ce spectacle la comédienne a une distinction, une simplicité et une élégance naturelle qui la mettent à l’opposé de ce registre. Ni l’auteur ni l’interprète ne se complaisent dans le morbide et le sordide. Et on n’a pas l’impression que l’auteur, à savoir Grisélidis Réal elle-même, rapportant son expérience de prostituée, soit jamais dans la fanfaronnade. C’est sans tambour et sans trompette qu’elle transmet un message personnel d’une grande humanité. Pour autant, elle ne justifie pas la prostitution, à aucun moment elle ne dit : Ah que la prostitution est jolie ! (en tout cas, pas le temps de ce spectacle).
Par contre elle dit et elle proclame : Oh ! que l’amour est beau !
Car en dehors du problème de la prostitution, la spectacle contenait un chant d’amour d’une pure beauté, un hymne, oui, comme on en présente rarement, un hymne somptueux au miracle de la fusion des corps dans l’acte d’amour, le vrai. Grisélidis évoque son amant noir et le texte égale alors en puissance poétique « Le condamné à mort », le poème érotique que Jean Genet avait dédié à son amant. Et là-dessus, la musique de Miles Davis, le texte qui s’y love… une merveille de perfection.