La panne
de Friedrich Dürrenmatt
Théâtre de La Lucarne
Mise en scène d' Isabelle Domenech
Tout est gris. On est dans une sorte de no man's land, un lieu quelconque dans la campagne… la nuit. Un voyageur égaré, Alfredo Traps, une voiture en panne, un arrêt obligé dans un village qu'il ne connaît pas. On lui refuse l’entrée à l’auberge et ses pas le portent vers une maison inconnue où il est reçu comme s’il était attendu. Son hôte est un juge… Serions-nous dans une salle d’attente avant le jugement dernier ?
Ni Dieu ni Saint-Pierre ne l’accueille, mais un juge à la retraite. En hôte parfait, il l'introduit dans le cercle de ses amis, un avocat, un procureur et un quatrième homme dont la fonction n’est pas encore dite. Tous à la retraite. Vieillissants, en mal de divertissements, ils occupent leurs soirées à rejouer de grands procès, celui de Jésus ou de Socrate par exemple. Mais s’ils ont à leur disposition un invité surprise, ils le convient avec gourmandise à leur jeu : il sera l’accusé et le procès pourra s’ouvrir.
Séduction
Intrigué, amusé, le visiteur du soir, interprété par Anthony Goulhot, consent à jouer ce rôle. D'autant plus qu'il devient en même temps le convive heureux d'un repas dont les plats raffinés, annoncés comme dans une grande maison, sont présentés par une servante aguicheuse aux formes pulpeuses — numéro de séduction silencieuse d’Adriana Arnaud qui ondule dans une robe rouge. Pour accroître les plaisirs on ne lésine pas sur les vins. Les plus grands crus défilent — Château Pavie… Château Margaux 1914… Les têtes tournent sans doute et peu à peu le malaise s'installe.
Innocence et culpabilité
Alfredo se prend à douter. Dans le lointain, un hurlement, un cri. Le jeu n’est il qu’un jeu ? Pourtant, de quoi l’accuserait-on, Alfredo Traps ? Il n'a rien fait, il n’a commis ni délit ni crime. Il n'est qu'un homme ordinaire, innocent. D'origine modeste, avec persévérance et effort, il a gravi les échelons. Maintenant il gagne bien sa vie, honnêtement, comme voyageur de commerce. Il est marié, il a des enfants, une belle voiture. Un homme normal quoi.
Pourtant l’inquiétude s'installe au fil des questions du procureur à la voix doucereuse — perfide Jean Truchaud. Avec brio, l’avocat — Frédéric Ménini — réfute les accusations et défend avec vigueur les droits de son client, en professionnel sûr de lui qui connaît les rouages de la justice et les enjeux. Rappel des faits, accusation, réquisitoire, plaidoirie, toutes les phases d’un procès sont là. Un procès qui se déroule à table. Serait-ce la Cène ? Y aurait-il à la clé une condamnation et une mise à mort ? Et que deviendra l’innocence de l’innocent voyageur de commerce que le procureur accule aux aveux ? Sera-t-elle bafouée par des preuves de culpabilité ? Et finalement, Alfredo Kraps, si débonnaire, deviendra-t-il un coupable ?
Et qui, au moment où l’on pèse les âmes, pourra ne pas être déclaré coupable ?
Cauchemar
La mise en scène souligne l’angoisse et le caractère fantastique de la situation. Dans quel monde est-on ? Les partenaires du procès, comme les membres d’un clan, d’une loge ou d’on ne sait quelle secte, sont habillés du même costume qui efface leur individualité et leur humanité : pantalon foncé, veste de smoking grise, gilet boutonné. Ainsi, ils n’en cernent que mieux le naïf voyageur de commerce égaré dans son complet de démarcheur au pantalon froissé, qui ne fait pas le poids et qui ne peut qu’être condamné. Pas d’échappatoire dans la mécanique de ce tribunal qui ne ressemble à aucun tribunal puisque l’on y rend « une justice privée ». Table grise, chaises grises, tentures noires. Noires aussi les lèvres de l’avocat. Quelques taches de rouge sang, la robe de la servante, la pochette du voyageur, le vin dans les verres. Univers fantastique proche de celui du cauchemar.
A chacun son rôle
Aux comédiens de donner une individualité aux membres du cercle. L'avocat maîtrise l’éloquence et joue la sincérité. Avec une assurance de bourgeois nanti, il dévide sa plaidoirie en marchant autour de la table, surprend par de brusques volte-face. Le procureur use de son sourire narquois qui dit sa cruauté et son plaisir à conduire l’accusé dans le piège, à le voir s’y jeter. Pierre Debert fait du juge un sage plutôt bonhomme et compréhensif. Son sourire inspire confiance et l’arrêt n’en sera que plus brutal. Dans ce cas, quand les rôles sont si bien remplis, on se laisse guider et on attend le verdict avec angoisse ou fatalisme. Comme dans la vie. Tout a été mis en place depuis la naissance. Au gré des rencontres et des événements chacun avance vers la sentence. Quant à Frédéric Sol, si peu bavard pendant le dîner, il reste l’énigmatique monsieur Pilet, celui dont on se demande ce qu’il fait là et pourquoi il a été invité. Quel rôle peut-il jouer quand la distribution est déjà faite entre le juge, le procureur, l’avocat et l’accusé ?
Une curieuse pièce, qui intrigue, questionne et angoisse. Le spectateur s’identifie au voyageur invité à un dîner/cauchemar dans une salle à manger/tribunal. Il cherche une issue. Mais comme dans la vie il n’y en a pas. Ou plutôt il n’y en a qu’une. Bravo au Théâtre de La Lucarne qui a choisi de faire connaître au public du Festival une pièce radiophonique de cet auteur suisse qui aime bousculer et mélanger les genres. Difficile de se situer entre le repas gastronomique offert à une compagnie de gourmets qui jouissent des plaisirs de la vie et cette espèce de purgatoire gris où officient des pénitents quand la panne survient.
LA PANNE De Friedrich Dürrenmatt
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