Échos ruraux
Voilà du vrai grand beau théâtre de notre temps.
Ces « Échos ruraux » réunissent un grand nombre de qualités qui en font un spectacle exceptionnel : documentation, intelligence, sensibilité, délicatesse, humour, émotion, rythme, imagination, inventivité, générosité, et j'en passe... Tout y est ! Pour faire court, je dirai qu'il y a dans ce théâtre l'équivalent de ce que fait Ken Loach au cinéma : de la tendresse pour des hommes et des femmes écrasés par leur condition sociale.
Un travail documentaire d'abord : le terme fait peur car il paraît austère, mais c'est pourtant bien ainsi que ce projet de théâtre a démarré, par une série de longues enquêtes – que l'on devine empathiques – dans le monde rural, dans ce qu'on appelle la France profonde. Il y est donc question d'endettement des paysans, de désertification des campagnes (fermeture de la Poste, de la gare et des services publics d'une façon générale, désert médical, risque de suppression de l'école, disparition des commerces locaux, etc.) ; il y est question d'aides à la reconversion en agriculture biologique qui ne sont pas versées, à quoi vient s'ajouter la déshumanisation des instruments modernes de communication (répondeurs téléphoniques et autres formulaires en ligne quand la moindre démarche administrative prend des allures kafkaïennes) ; il y est question de la baisse des dotations de l'État aux communes et de l'association des maires ruraux de France qui alertent sur le nombre de démissions des édiles locaux (en quatre ans, on enregistre la démission de treize maires dans le seul département du Cher). En deux mots il y est question de sentiment de mépris et d'abandon. Mais tous ces problèmes sont présentés non pas comme un sujet d'étude vu de l'extérieur, mais comme étant vécus de l'intérieur par les habitants d'un petit village au milieu de la campagne. La pièce est tout sauf une démonstration ou une soutenance de thèse, elle nous fait sentir comment tous ces problèmes ont des répercussions très sensibles sur la vie des gens.
Une réflexion politique intelligente et nuancée ensuite : ce mot de politique est lui aussi un terme qui fait peur, mais il n'est pas à prendre au sens partisan ou militant, mais bien plutôt au sens grec ; la politique, c'est ce qui concerne les citoyens appartenant à une même communauté, ici le village de Vigneux dans le Cher. C'est la vie de la cité, loin de toute simplification et de toute caricature, loin des étiquettes : c'est ainsi qu'on entend les points de vue contradictoires des uns et des autres, les débats, les bagarres, les jugements à l'emporte-pièce ; la parole est même donnée à Marine Le Pen lors d'une interview radio : son analyse, pour ce qui concerne strictement le constat, est troublante de vérité et oblige à la réflexion. On peut comprendre pourquoi le discours d'extrême-droite rencontre un tel écho dans ce milieu-là.
En même temps que la pièce dresse un tableau du monde rural en ce début de siècle, ce qu'on nous montre, ce n'est pas une conférence ou un exposé didactique, c'est du théâtre, ce sont des êtres vivants qui se débattent devant nous, avec chacun son caractère, sa sensibilité, ses forces et ses faiblesses, et il y a une histoire, des sentiments, des relations qui se nouent entre les personnages, lesquels ne sont pas de simples figures archétypales, mais des hommes et des femmes individualisés par leur nom et prénom, des êtres sensibles ayant leur vécu propre : Thomas le fils en deuil, sa sœur Karine, partie faire des études à Paris pour devenir avocate, Violette, auxiliaire de vie auprès de la grand-mère, Bruno revenu au pays faire du maraîchage bio, tous les autres (une dizaine au total) et monsieur le maire, enfin, Laurent, qui, au risque d'ailleurs de se montrer attentiste, se débat pour essayer de faire vivre ensemble tous ces villageois aux intérêts et aux points de vue divergents : il se veut modéré, raisonnable, mais on comprend surtout qu'il est impuissant, écrasé par les structures au dessus de lui, communauté de communes et préfecture. Les personnages ont de l'épaisseur et ils sont attachants.
Une mise en scène efficace qui va droit à l'essentiel : dans la première scène, on entend des conversations qui s'entrecroisent, des réflexions dont on ne saisit que quelques bribes et puis distinctement : "Taisez-vous, les voilà !", trois silhouettes accablées qui traversent la scène en contre-jour, et tout le monde d'adopter une attitude recueillie. On comprend tout de suite la situation : le père vient de mourir, il était agriculteur, il s'est tué à la tâche. Et comme toujours, autour des enterrements, ressurgissent les vieilles rancunes familiales, les malentendus, les jalousies, les incompréhensions.
À partir de là, ce qui est remarquable c'est la fluidité du récit. Au cinéma, on parlerait d'un long plan séquence : il n'y a aucune coupure, aucun noir, le focus passe d'un personnage à un autre, on glisse d'un plan d'ensemble à un gros plan sur tel ou tel personnage, sans jamais s'interrompre, on revient à une scène collective. La bande-son, très soignée, et le dispositif scénique contribuent à cette absence de temps mort. On glisse sans heurt de la bande enregistrée aux dialogues des comédiens ou réciproquement, du brouhaha des voix sur scène à celui d'une bande sonore, puis aux interviews "en live" devant micro, et tout cela s'enchaîne très naturellement avec parfois une musique saturée de basses à faire trembler la salle.
De même, on se transporte aisément d'un lieu à un autre, du cimetière à l'exploitation familiale, du bureau d'aide sociale à la place du village, de l'étable à la salle du conseil municipal. Le tout est remarquablement rythmé, avec la coupure que constitue la fête au village, moment de détente pour les habitants de Vigneux, une pause dans leur quotidien, tout comme c'est une pause, un moment de respiration pour les spectateurs .
Un théâtre subtil : Lorsque Violette qui s'est faite toute belle pour la circonstance retrouve Thomas à la fête, ils ne peuvent se parler, ils sont aussi embarrassés l'un que l'autre. Il faudra que Violette remette sa tenue de tous les jours pour que les sentiments entre ces deux là puissent s'exprimer. C'est montré, ce n'est pas expliqué. C'est joli, c'est touchant.
Une écriture sobre : Les dialogues laissent toute sa place au jeu des comédiens. Lorsque Karine rencontre Bruno, elle s'exclame : «Bruno ? C'est pas vrai ! » Rien de plus, et on comprend immédiatement qu'elle hésite avant de le reconnaître, qu'il y a une éternité qu'ils ne se sont pas vus, qu'elle est étonnée de le trouver là, mais qu'il y a du sentiment entre eux, une amitié ancienne, et qui sait ? ( on peut imaginer que ces retrouvailles fortuites auront quelque influence sur la décision finale de Karine).
Un théâtre inventif et drôle : A-t-on jamais vu des vaches en stabulation sur une scène de théâtre ?
Un jeu émouvant : Quand le frère et la sœur, sans un mot, se tombent dans les bras l'un de l'autre, la direction d'acteurs prend son temps et dans cette très longue embrassade, c'est toute la complexité de leurs sentiments qui s'expriment (tristesse, fatigue, affection, reconnaissance, gratitude, espoir).
Ainsi s'entrelacent tout au long de la représentation théâtrale l'analyse sociologique et la fiction, nouant l'intime et le social. La pièce nous fait passer du deuil et de l'accablement personnel d'un individu écrasé de solitude à l'action collective dans un projet commun d'exploitation maraîchère municipale et finalement à la revendication : au nom de toutes les personnes réelles qu'ils ont rencontrées lors de leurs enquêtes préliminaires, les comédiens et comédiennes réclament le droit à la parole, le droit au respect, le droit de vivre au pays, le droit de décision sur sa propre vie, en un mot le droit à la dignité. Ils jouent leur rôle avec beaucoup d'humilité et, n'étaient-ce les gestes-barrière, on aurait envie de les embrasser.
lien vers la galerie photo : Échos ruraux de Millie Duyé et Mélanie Charvy
PARTAGER |
Laisser un commentaire