FIN DE SERVICE d'Yves Garnier
Mise en scène Sylvia Bruyant
Avec Sylvia Bruyant et Delry Guyon
Tout a un air un peu désuet et déglingue, le fauteuil est usé, le lampadaire de travers. Il ne manque qu'un vieux tapis râpé pour parfaire le décor. Madame traîne une robe bleue, qui fut belle sans doute, mais qui est terne et défraîchie aujourd'hui. Le serviteur porte encore le costume queue de pie mais il boîte à présent, son pantalon présente un accroc et les gants qui furent blancs sont désormais grisâtres. Grandeur et décadence ? Non, car la dame ne fut jamais grande, elle a gagné son argent à la sueur de son corps dans des lieux interlopes dont elle aime mieux ne plus parler. Cabourg, c'est quand même plus chic qu'Ostende. Même si, à force de travail et de contrainte, Madame cherche à dissimuler d'où elle vient (son serviteur depuis dix ans essaie de lui apprendre les bonnes manières), parfois le naturel ressort, se traduisant par sa vulgarité dans le langage et dans les gestes, quand elle relève sa robe jusqu'aux genoux ou quand un "Bon Dieu de bordel de merde" lui échappe. On ne quitte pas comme ça sa condition, les barrières sociales restent infranchissables. Pour ne pas reconnaître cette cruelle réalité, il ne reste plus qu'à s'échapper dans le rêve et feindre de croire que les invités viendront ce soir. Tandis qu'un feu flambe dans la cheminée, on imagine que derrière les tentures la table est dressée et Madame attend Armand. Pourtant ce soir, comme tous les soirs, la salle à manger restera silencieuse et déserte, et, comme tous les soirs, Gork ira moucher les chandelles. Car on est, avec cette "Fin de service" comme dans "Un jour sans fin", à rejouer indéfiniment les mêmes scènes : LA DAME – une vieille "catin décatie" comme aurait dit Bobby Lapointe – et GORK – qui, désespérément amoureux, s'est mis à son service pour ne pas la quitter – s'envoient des vacheries pour avoir l'air d'exister encore.
Le temps s'est arrêté quand Madame a rencontré Armand. Les horloges ne fonctionnent plus et le cerveau de Madame s'est fixé, figé sur le souvenir de cette rencontre. Depuis elle se rejoue sans fin le même scénario. Dans cette pièce qui relève du théâtre traditionnel bourgeois par la façon dont elle est mise en scène, on assiste en fait à une superbe mise en abyme : les comédiens – Sylvia Bruyant et Delry Guyon – jouent des personnages – La Dame et Gork – qui, eux-mêmes jouent des personnages – une grande dame et son serviteur. Ils font du théâtre. Dès la première scène, l'auteur nous rappelle que le théâtre, ce sont des phrases apprises par coeur et répétées, et c'est (entre autres) un texte écrit qui doit être respecté dans sa littéralité et joué avec conviction : c'est Gork qui donne une leçon de théâtre, en rappelant qu'il ne faut pas « réciter le texte de façon mécanique » et que tous les mots ont leur importance (« Vous avez omis de dire "Oh !" Cette interjection est cependant nécessaire car elle marque votre émotion immédiate.») Du fait de cette mise en abyme, on ne sait plus à quel niveau on se situe (Gork prétend avoir écrit le texte, alors que c'est Yves Garnier qui en est l'auteur), on ne sait plus si on est au premier ou au deuxième degré, si on se situe dans la réalité ou dans l'imaginaire, le fantasmé, quand les personnages eux-mêmes délirent, Madame rejouant les scènes d'amour avec Armand, Gork nourrissant son chien fantôme des reliefs d'un repas qui n'a jamais été préparé. Aussi quand Madame s'exclame : « Mais votre chien n'existe pas », Gork peut lui répondre : « Pas plus que vous, Madame ». Au théâtre, le réel n'existe pas, seul comptent le juste et le vrai. Car tout n'est que fiction, illusion, invention, création et les spectateurs acceptent d'y croire : c'est le propre du théâtre. Tous les soirs se rejouent les mêmes scènes – qui se jouent en matinée aussi parfois. Le personnage de Gork enlève son plastron et ses gants, il n'a pas de chemise sous sa veste, tout n'est qu'apparence ; et par le même geste, le comédien quitte son costume, tout n'est qu'illusion.
« Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves et notre petite vie est entourée de sommeil », écrivait Shakespeare dans "La tempête". Avec beaucoup d'humour, l'auteur peut faire dire à Gork qui vient d'administrer une bonne dose de poison à Madame : « Dans dix minutes, un quart d'heure tout au plus, vous en aurez fini.» En effet dans un quart d'heure, dans la pièce Madame sera morte et au théâtre, après les applaudissements chaleureux, les comédiens auront rejoint leur loge et revêtu leur tenue de ville.
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