Trois ruptures et un rapprochement
Une nouvelle lettre de Mathurine
Chère amie,
À peine vous avais-je quittée l'autre soir que nous assistions à nouveau à un spectacle sur lequel le public se partageait, entre ceux qui avaient "adoré" et ceux qui trouvait la pièce à tout le moins sans aucun intérêt, voire pire encore. Il s'agissait de « Trois ruptures » de Rémi de Vos. La pièce se compose en fait de trois sketches puisque successivement trois couples (qui n'ont rien à voir les uns avec les autres, même si ce sont les mêmes comédiens qui les incarnent) trois couples se défont et décident d'en finir, tout cela traité sur un mode "décapant et absurde" disait le prospectus de présentation. Les acteurs au début très élégamment habillés se dévêtent progressivement d'un épisode à l'autre et finissent en sous vêtement (certains ont pu regretter qu'il n'y ait pas eu un quatrième épisode !), sans que l'on comprenne véritablement pourquoi. Le tout était joué de façon chorégraphiée, vive, haute en couleur et assez drôle. Les comédiens étaient excellents et je dois avouer que je me suis amusée.
Mais, justement, c'est bien là le problème ! Les conversations que j'ai pu avoir à la fin du spectacle avec les uns ou les autres m'ont fait réfléchir. C'est toujours la même question : peut-on rire de tout ? Certains grincheux vous diront que de nos jours on ne peut plus rire de rien. Eh bien c'est un fait : on ne peut pas rire de tout et de n'importe quoi. On ne trouverait certainement pas drôle de traiter un "nègre" (c'est intentionnellement que j'emploie ce mot aujourd'hui prohibé) dans une cage comme s'il était un singe. Du moins je ne doute pas que le public de Coye-la-Forêt trouverait ça inadmissible et protesterait vigoureusement. Or pourquoi ce même public trouve-t-il drôle cette scène où un homme, après l'avoir attachée à sa chaise, traite sa femme comme un chien en lui faisant bouffer (excusez la vulgarité du terme, mais c'est celui qui convient en la circonstance) en lui faisant bouffer, disais-je, la pâtée destinée à son animal de compagnie. Ce même homme, à un autre moment de la pièce, fait pleuvoir une poudre blanche sur la femme, en précisant : « Là c'est du talc, mais dans la réalité, c'est de l'essence » et il mime le geste de frotter une allumette pour y mettre le feu. Et là aussi on trouve à rire ! Or, si l'on y réfléchit un peu, on n'assiste à rien d'autre qu'à la représentation d'un féminicide. Comme ça, sans distance, sans réflexion, sans esprit critique, au premier degré. Certains spectateurs (hommes et femmes) ont grincé des dents et je les comprends. Mais que la majorité du public (et moi-même, je le confesse) ait pu rire de cette scène, comme si l'humiliation des femmes et la violence qui leur faite étaient normales et naturelles, pas graves en somme, c'est dire combien la misogynie reste un impensé profondément ancré dans notre société.
Que dire encore à propos de cette pièce ? Tout comme les enfants se complaisent à un certain âge à répéter caca-bouda-crotte, on a l'impression que certains auteurs croient démontrer leur audace et leur liberté en accumulant les gros mots ou en multipliant les plaisanteries osées. Or ces mots graveleux, par exemple "salope..., enculé... " (excusez-moi de les reproduire ici, mais ils sont nécessaires à ma démonstration), ces mots dans leur utilisation brute, sans distanciation critique, sont le plus souvent sexistes ou homophobes. On pouvait trouver par exemple que la deuxième histoire, celle du pompier, comme ça juste pour la blague, était purement gratuite et l'allusion, disons-le tout net, de mauvais goût. Que veut dire l'auteur au juste avec ces trois ruptures ? Veut-il simplement s'amuser et nous faire complices de ses jeux infantiles ?
Rémi de Vos reconnaît lui-même que peut-être il ne pourrait plus écrire une telle pièce après #me-too et les revendications des mouvements féministes. Mais apparemment de nombreuses troupes, sans distanciation, continuent à vouloir la monter, et l'auteur, sans remise en cause réelle, continue à en accorder les droits.
Ces querelles (amicales et policées, je précise) qui se sont exprimés après la représentation de « Trois ruptures » me font penser à une polémique très vive (14 commentaires, un record !) qui s'était développée sur le blog COYE29 en 2013, un peu sur le même thème, à la suite d'un spectacle que certains avaient trouvé "génial" et d'autres "détestable". Il s'agissait d'une pièce d'Israël Horowitz intitulée « Le premier ». http://coye29.com/blogs/blog2.php/2013/05/31/le-premier
Aujourd'hui, encore plus qu'il y a dix ans, les propos et les comportements sexistes ne peuvent en toute innocence faire l'objet d'un spectacle prétendument comique. Je suis reconnaissante aux spectateurs critiques qui m'ont ouvert les yeux et m'ont aidée à la réflexion. C'est un des plaisirs de notre festival de pouvoir librement échanger les points de vue à la sortie, au-delà de "j'ai aimé" ou "je n'ai pas aimé." Car les goûts et les couleurs, c'est entendu, ne se discutent pas. Mais les réalisations théâtrales, les discours explicites ou sous-jacents qu'elles portent, doivent pouvoir être disputées sans restriction.
À bientôt, ma chère amie,
Votre toujours fidèle
Mathurine
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