Drôles de libertés
Interrogé par Oise Hebdo, dans le numéro daté du 9 juillet 2008, notre maire déclarait : « La vidéosurveillance est nécessaire à Coye-la-Forêt. Nous subissons régulièrement des dégradations, des cambriolages et des vols de voitures. La vidéosurveillance nous permettra d’être plus réactifs ».
Dont acte, la décision d’équiper Coye-la-Forêt de 13 caméras de surveillance relève donc d’un choix municipal et se justifie, finalement, parce qu’il n’y a pas d’autres choix possibles. Autant dire alors que nos élus n’ont pas choisi ce qu’ils ont choisi... Drôle de liberté.
Il faudra pourtant bien, un jour ou l’autre, que M. Vernier fasse la démonstration de la dite « nécessité » d’installer 13 caméras dans notre petite commune qui, étrangement, déjà surveillée, est présentée sur le site de la mairie comme ce « charmant village ( … ) où il fait bon vivre ». Car la partie, juridiquement, n’est pas gagnée d’avance. Ainsi, le 31 janvier 2008, le Tribunal Administratif de Rennes a-t-il annulé un arrêté préfectoral autorisant la mise en place d’une vidéosurveillance à Ploërmel, commune du Morbihan ; celle-ci, faute d’avoir constitué un dossier suffisant, n’avait pas su démontrer au juge la nécessité d’un tel équipement (1)
Certes, la vidéosurveillance reste un moyen légal qui peut être installé pour protéger des bâtiments publics ou pour prévenir des actes de délinquance ; on peut même croire qu’à Coye-la-Forêt les libertés publiques et la vie privée pourraient être respectées grâce des mesures qui encadreraient strictement l' installation et l'utilisation des caméras (information large des habitants, impossibilité de filmer chez les particuliers, droit d’accès aux images si le motif est juridiquement acceptable, accréditation pour avoir le droit de visionner les images, destruction des images au bout de quelques jours, etc.) mais qu’on le croie ou non, on ne peut que le croire étant donnée l’absence quasi-totale de toute communication claire et précise du maire à ce sujet.
A la mairie, on sait seulement que la vidéosurveillance s’impose comme une évidence ; cela devrait pourtant inquiéter, il y a des évidences trop commodes et trop claires. Ainsi, affirmer comme Philippe Vernier, au dernier Conseil Municipal, que « la vidéosurveillance est un moyen efficace » pourrait à la limite être un argument recevable si la preuve de cette efficacité était établie. Or, comme le constate Sébastien Roché, ainsi que de nombreux sociologues et chercheurs au CNRS, « les raisons du développement de la vidéosurveillance dans le pays ne sont pas liées aux résultats obtenus. C’est regrettable car on est en train de développer un système sans avoir de preuve de son efficacité. Les deux villes françaises qui ont développé la vidéosurveillance, Lyon et Marseille, ne rendent pas publics les résultats de l’évaluation du système, tant ils sont peu probants » (2). Si l’efficacité est sujette à dispute et difficilement reconnaissable, en revanche la facture laissée au contribuable est facilement reconnaissable et sans discussion.
Trop belle évidence, enfin, celle qui consiste à croire que la vidéosurveillance n’est qu’un moyen qui ne vaut que par l’usage qui en est fait, qu’elle n’est, tout compte fait, qu’un outil parmi d’autres pour assurer la sécurité des biens et des personnes ; argument bien connu, dépassant évidemment le cadre des caméras, qui est celui de la neutralité des techniques. On nous dira de ne pas accuser les voitures mais seulement les chauffards. Or, il n’y a pas de purs moyens, un moyen est toujours le moyen d’une fin. Fin politique ou électoraliste décidée par un gouvernement, une équipe municipale... Fin économique... On remarquera d’ailleurs que le lobby de la sécurité fournit lui-même aux politiques les arguments pour développer la vidéosurveillance, lobby qui gagne chaque jour en autonomie et engendre des effets politiques d’autant plus puissants qu’il les dissimule.
Mais quand bien même la vidéosurveillance serait un moyen neutre et dépolitisé(3), elle n’est pas forcément maîtrisable, car il y a en toute technique une sorte de multiplication des forces inquiétante, et une puissance d’envahissement qui la pousse à sortir du domaine qu’on croit être le sien(4).
Toute technique engendre des rapports sociaux et induit des rapports de pouvoirs qui, eux, ne sont plus neutres. A ce titre, ce n’est pas seulement l’usage abusif qui pourrait être fait des images qui est à craindre mais l’existence des caméras elles-mêmes et du type de société qu’elles instaurent - «société de surveillance »(5) , "société de contrôle" (6) - logique d'urbanisme qui vise à désindividualiser, codifier, homogénéiser, normaliser les conduites ou, plus radicalement encore, aseptiser la ville et refouler les indésirables.
On peut penser que la municipalité agit par conviction, ou bien par conformisme, manque d’imagination, démagogie ou souci électoraliste. Peu importe au fond. Ce qui compte, c’est ce que nous proposons comme modèle, et de cela nous sommes responsables. S’il est aisé, aujourd’hui, d’installer des caméras de surveillance et de faire croire que tous les problèmes de société peuvent avoir des solutions techniques(7), en revanche, il est impossible de prévoir avec certitude leurs effets à long terme, notamment sur l’éducation des jeunes générations. La méfiance systématique à leur égard est elle propice à développer en eux le sens des responsabilités et le goût des libertés? Une « liberté surveillée » où chacun surveille sa propre prison, n’est-ce pas encore une drôle de liberté ?
NOTES :
(1) Rapport du tribunal Administratif de Rennes, Communiqué de presse.
Le 31 janvier 2008
Le TA de Rennes a été saisi d’un recours en annulation d’un arrêté préfectoral autorisant la mise en place d’un vidéosurveillance urbaine à Ploërmel (56). Ci dessous les considérations et les conclusions.
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que le dossier de demande d’installation d’un système de vidéosurveillance afin d’assurer la surveillance de biens publics et d’espace publics présenté par la commune de Ploërmel ne comprend qu’un rapport de présentation succint qui se borne à faire état, pour du choix des sites où seront implantés des caméras, d’un préjudice annuel de 20 000 euros occasinné par les dégradations volontaires commises sur les biens de la commune ou de la communauté de communes de Ploërmel ; que ce rapport ne contient aucune précision sur les risques particuliers de dégradations auxquels seraient soumis les bâtiments concernés par le système de vidéosurveillance, ni aucune donnée relative au nombre et à la nature des actes délictueux commis dans ces lieux ou à proximité, ou même sur l’ensemble du territoire communal ; qu’il ressort d’ailleurs des écritures en défense produite par le préfet du morbihan que ce dossier a été dans l’obligation de rechercher par lui-même, auprès des services de gendarmerie, de telles informations afin de permettre l’instruction de ce dossier ; (...) qu’ainsi(le plaignant) est fondé à soutenir que le dossier de demande d’autorisation sur lequel s’est fondé le préfet du Morbihan pour délivrer à la commune de Ploërmel l’autorisation litigieuse était incomplet ; qu’au égard à la nature et à l’importance des éléments manquants ou incomplets du dossier, le préfet du Morbihan doit être regardé comme ayant entaché sa décision d’un vice de procédure ; Considérant qu’il résulte de ce qui précéde que (le plaignant) est fondé à demander l’annulation de l’arrêté du préfet n° 05-02-21-007 du 21 février 2005 autorisant le maire de Ploërmel à exploiter un système de vidéosurveillance, (ensemble ?) la décision en date du 1er juin 2005 rejetant son recours gracieux.
DECIDE :
Art 1 :l’arrêté du préfet n° 05-02-21-007 du 21 février 2005 autorisant le maire de Ploërmel à exploiter un système de vidéosurveillance, (ensemble ?) sa décision en date du 1er juin 2005 rejetant le recours gracieux (du plaignant) sont annulés.
Art 2 : L’Etat versera à Me , avocat (du plaignant), une somme de 1000 euros sur le fondement de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et de l’article L 761-1 du code de justice...
Art 3 : Les conclusions présentées par la commune de Ploërmel sur le fondement de l’article L 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Art 4 : Le présent jugement sera notifié (au plaigant), au ministre de l’intérieur, de l’Outre-mer et des collectivités territoriales et à la commune de Ploërmel ;
Copie du présent jugement sera adressées au Préfet du morbihan pour information
Délibéré après audience du 17 janvier 2008
Lu en audience publique le 31 janvier 2008
(2) Le Nouvel Observateur, 16 août 2007
(3) Le Monde du 16.03.08 : "Municipalités de droite et de gauche : quelles différences ?"
"Le recours à la vidéosurveillance ne provoque plus de grands débats. Y compris au sein du Parti socialiste. A Dijon, par exemple, le maire PS, François Rebsamen, réélu au premier tour, prévoit d'installer vingt caméras pour « prévenir les actes d'incivilités ». A Rennes, où la gestion des débordements festifs dans la « rue-de-la-soif » est un enjeu important, le candidat PS, Daniel Delaveau, préconise l'installation de vidéosurveillance. Comme son adversaire UMP, Karim Boudjema. De la même manière, les candidats n'oublient jamais d'évoquer leurs actions ou leurs projets pour la propreté - sans que la distinction droite-gauche semble pertinente pour les distinguer."
Comme le résume Eric Heilmann, maître de conférence en sciences de l'information et de la communication à l'université Louis-Pasteur de Strasbourg, "les caméras sont acceptées en France", elles "sont entrées dans le paysage urbain comme des lampadaires"; le débat de fond sur leur utilité est "assoupi". Seules quelques minorités informées se sentent concernées et personne ne s'interroge sur l'existence de solutions alternatives :
(4) C'est là l'idée de Rousseau dans son Discours sur les sciences et les arts. La technique est par essence ce qui n'est pas maîtrisable, et surtout ce qui occulte les véritables fins que l'homme pourrait se proposer. C'est cela qu'a vu Rousseau : non pas ce qu'a de détestable un développement technique aveugle, mais le caractère essentiellement irréfléchi de ce développement, qui interdit tout choix, qui fait obstacle à toute interrogation sur les fins, en faisant aller de soi la fin technicienne, comme si celle-ci était toujours équivalente à un progrès.
(5) « notre société n’est pas celle du spectacle, mais de la surveillance ; sous la surface des images, on investit les corps en profondeur ; derrière la grande abstraction de l’échange, se poursuit le dressage minutieux et concret des forces utiles ( … ) la belle totalité de l’individu n’est pas amputée, réprimée, altérée par notre ordre social, mais l’individu y est soigneusement fabriqué » M. Foucault, Surveiller et punir, ed. Tel Gallimard, pp252,253.
(6) Post-scriptum sur les sociétés de contôle, Gilles Deleuze, Pourparlers
(7) Eric Heilmann, La vidéosurveillance, un mirage technologique et politique, CLARIS. LA REVUE, 2008, n° 4
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