Un polar pour clore le Festival ? Pas tout à fait. La mise en scène ingénieuse de Claude Domenech choisit de nous montrer un jeu de société. Echiquier tracé sur le plateau. Décor en noir et blanc, nappe blanche chaises noires, téléphone noir sur mur blanc, porte noire, porte blanche. Même sobriété dans les costumes. En noir, l’âge mûr et la respectabilité des parents et du futur gendre ; en blanc, fils et fille de famille prêts à quitter la ligne droite bien tracée. Pourtant le rouge éclate sur une pochette de soie, une ceinture ou des gants. Le costume devient symbole. La partie peut commencer. Muriel Wilcox, dans le rôle de la petite bonne à tablier blanc amidonné, fait l’annonce : « Un inspecteur vous demande ».
Et l’enquête démarre menée par un inspecteur de police pince-sans-rire et sûr de lui, Serge Vinson très convaincant dans le rôle. Avec flegme et assurance, il avance ses atouts et disperse les certitudes de cette famille anglaise, bourgeoise et nantie, les Birling. Nous sommes en 1912, la bourgeoisie et l’aristocratie restent agrippées à leurs privilèges, leurs usines, leurs terres, leurs profits, leurs titres. Bien sûr, après le dîner, en buvant du porto, on parle un peu des grèves - rien d’inquiétant, il suffit de se débarrasser des meneurs - de la guerre aussi. Mais non, « il n’y a pas le moindre risque de guerre » affirme le chef de famille, dont Pierre Debert assume parfaitement le ridicule, la rigidité et l’aveuglement. Ghislaine Marasca est efficace dans le rôle de l’épouse à collier de perles qui se distrait dans un comité de bienfaisance et se réjouit du futur mariage de sa fille à un riche aristocrate, à qui Jean Truchaud prête onctuosité et bonnes manières.
Tout serait donc pour le mieux … s’il n’y avait ce grain de sable qui enraye la machine du patronat, le suicide d’une ouvrière, d’une mal nourrie, d’une mal logée, d’une qui n’a plus de travail, d’une qui trouve que la vie ne va pas si bien. La pièce intéresse parce qu’elle nous parle de deux mondes qui ne se rencontrent pas, l’un est montré dans la lumière de la scène, le luxe et la quiétude, l’autre reste caché, oublié. En quoi le premier serait-il concerné par le second ? Pour obtenir une réponse, il faut que l’inspecteur - qui n’en est pas un ! - soulève le couvercle de la boîte où se cachent les forfaitures du quotidien et accule chaque membre de la famille à l’aveu d’une responsabilité. Mais les pions noirs de l’échiquier, immobiles, se cramponnent à leur vieux monde, tandis que la jeunesse d’avant 1914 est prête à se libérer du carcan du XIX° siècle… Gladys, interprétée par Adélie Germain, bien gracieuse dans sa robe blanche, ose s’exprimer et désobéir. Son frère Eric – dont Kristen Josse dit bien les tourments – parle de liberté et de travail pour tous. Ils ne savent pas encore que leur génération sera bientôt sacrifiée.
Sous couvert d’une intrigue policière bien menée et divertissante – le public a été sensible au ton humoristique de l’inspecteur et s’est amusé de ces bourgeois qui ne doutent jamais -, la pièce avance une réflexion grave sur les notions de responsabilité et de solidarité. Elle montre un monde qui bascule et qui n’en finit pas de basculer… jusqu’en 1945 où elle a été jouée pour la première fois. Beau sujet pour une clôture de festival, que les spectateurs ont chaleureusement applaudi, heureux de cette représentation qui mélange savamment les genres.
Excellente pièce!
Bravo à toutes et à tous.