MADE IN CHINA
Une mondialisation à pisser de rire
de Thierry Dubroux
Compagnie Théâtre Octobre
Mise en scène Didier Kerckaert
Dans une entreprise de recyclage des déchets rachetée par les chinois, trois cadres, convoqués par la Directrice des ressources humaines, se demandent à quelle saumure ils vont être mangés. Mis en concurrence pour un improbable poste à Shanghai, les voilà sommés de démontrer leur motivation, leur capacité d'adaptation. Cri primal, Chinois pour les nuls, thérapie de groupe façon APEC, les exercices s'enchaînent, sans autre but identifiable que de déstabiliser les participants. A la manœuvre, la blonde incendiaire des ressources humaines emploie son QI de 170 à se désennuyer en menant cette ménagerie tertiaire par le bout de ses basiques instincts. De sélection naturelle en mâle dominant, elle est peut-être bien tout simplement en train de sélectionner son prochain amant...
Commencée dans le fond d'un urinoir d'aéroport, cette comédie à pisser de rire, signée Thierry Debroux, fonctionne tambour battant, de la première à la dernière réplique. La mise en scène de Didier Kerckaert est tout aussi efficace : bande dessinée grandeur nature où le décor a son mot à dire. Ces simples cloisons amovibles et modulables, sont à l'image de ces entreprises en carton, toutes semblables de Shangaï à Singapour, de Baltimore à Aubervilliers, de Durban à La Rochelle : un décor mouvant, anonyme, bonneteau géant qui transforme du jour au lendemain une rédaction de presse en entreprise d'import export, un laboratoire pharmaceutique en compagnie d'assurance...
Dans ce monde où hommes, objets, matériels sont interchangeables, remplaçables, jetables, Made in China est avant tout affaire de domination - capitaliste, ça va sans dire - de l'homme sur l'homme. La blonde DRH pourrait faire manger de la merde à ses cobayes, elle se contente de leur faire avaler des couleuvres. Moins Pasolini que "Caméra café" à l'échelle de la mondialisation, la pièce réunit les archétypes classique de la faune bureautique : Jacques, le vieux briscard revenu de tout, Hervé Dumont du déchet, à qui on ne la fait pas mais qui participe pour voir, parce qu'il n'a rien de mieux à faire - conscient et résigné, en somme. Philippe, cadre stressé à la Sylvain Muller, vulnérable, anxieux jusqu'à la paranoïa, prêt à tout pour sauver sa peau. Enfin, Nicolas, en VRP tendance Jean-Claude Convenant - et Sophie, la secrétaire de direction intrigante, maîtresse du précédent, qui accepte assez facilement de fliquer tout le monde.
La guerre mondiale économique a ses collabos, ses résistants, son marché noir, ses grandes et ses petites compromissions. Elle a surtout ses gagnants et ses perdants - winners et loosers, pour faire plus global. Les premiers tirent leur épingle du jeu de ce marivaudage, par définition léger et grinçant. Nicolas '"grande gueule-grosse bite" rafle la mise et s'envole pour Shanghai avec la belle DRH, tandis que Jacques, celui qui pissait sur la mondialisation, termine la course à l'échalote associé à M. Yu dans une fabrique d'urinoirs à mouche.
Côté loosers, Sophie finit par lécher les escarpins de celle qui lui enlève son homme, et Philippe, sous pression, démissionne de son poste de héros dans un suicide-karaoké dérisoire. Victime du management de la terreur? Même pas. Sa gamine n'avait pas voulu lui parler alors il s'est passé la corde au cou. Le téléphone pleure... de rire.
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Parlant du troisième personnage, celui prénommé Philippe, l’auteur de l’article, Philippe Bouvier, demande : “Victime du management de la terreur?” et répond sans ambiguïté : “Même pas. Sa gamine n’avait pas voulu lui parler alors il s’est passé la corde au cou.”
Plutôt que “même pas", je crois qu’il serait plus juste de dire “Pas uniquement".
Un certain nombre d’entreprises ont défrayé la chronique en raison du nombre des suicides constatés parmi leurs employés. Généralement elles essaient de dégager leur responsabilité et se défendent en mettant ces actes de désespoir sur le dos de difficultés personnelles d’ordre privé. Or il ne faut pas inverser cause et conséquence : c’est souvent le surmenage, le stress, la dévalorisation, la perte de l’estime de soi et la dépression qui en résulte, en un mot c’est souvent le harcèlement moral subi au travail qui provoque des problèmes personnels, notamment conjugaux, ce qui entraîne ensuite dans une spirale de négativité où causes et conséquences se renforcent mutuellement jusqu’à toucher le fond. Alors il reste deux possibilités : ou bien la démission, souvent accompagnée d’un divorce, le chômage et parfois la rue, ou bien, effectivement, la corde au cou, la défenestration, l’immolation… le suicide qui est un geste de désespoir mais souvent aussi, par la forme qu’il prend, un acte d’accusation.