LE NEVEU DE RAMEAU
- De Denis Diderot
Adaptation : Nicolas Vaude, Nicolas Marié et Olivier Baumont
Avec Gabriel Le Doze et Nicolas Vaude
Au clavecin, Ronan Khalil
Mise en scène : Jean-Pierre Rumeau
Une soirée brillante.
Brillante comme le XVIII° siècle, la langue de Diderot et l'éclair de sa pensée. Brillante comme la mise en scène, l'interprétation, les pièces de clavecin ?
La mise en scène est construite autour du clavecin, « monument » central sur la scène, dont le rouge et l'ivoire commandent aux couleurs du mobilier et des costumes. Écho de l’œuvre de Diderot, dont le titre invite à un parcours musical, la musique est un personnage du spectacle. C'est une autre voix. Dans l'échange entre un philosophe qui démontre les bienfaits de la vertu et un jeune gueux, raté cynique et désespéré qui fustige la morale, les plages musicales sont des respirations, laissent les pensées filer librement, celles des protagonistes comme celles des spectateurs. Une atmosphère est ainsi créée, comme un recueillement, une rêverie qui permet d'entrer en soi ou prolonge l'échange verbal grâce à Ronan Khalil qui reprend avec bonheur la composition d'Olivier Baumont pour ce spectacle.
Diderot situait la scène dans un café du Palais-Royal, lieu de rencontres des joueurs d'échecs et de tous les « tas de fainéants », à la dérive dans la nuit parisienne. L'échiquier est sur la scène, discret rappel de la partie qui se joue entre raison et folie, mesure et excès, entre l'observateur détaché et le maroufle qui cherche bonne fortune ou verre de bière. Le claveciniste est venu aussi dans ce café ; pointe d'humour, il quitte parfois le clavier et ose avancer deux ou trois mots entre les assauts des duellistes. Les spectateurs sont témoins et clients du café. Mobilier limité, on n'est pas dans le réalisme : table, verres, carafe, trois chaises, fauteuil XVIII° drapé de velours rouge. En ce lieu bien clos, aucune fuite possible. L’œil n'est pas distrait.
Toute l'attention se concentre donc sur les comédiens et sur la fête du langage. Sur les antithèses dont est riche le style de Diderot et dont la mise en scène souligne la présence. Opposition des costumes : « Moi » le philosophe est tout de blanc et de beurre frais vêtu, « Lui » Rameau, dépenaillé à souhait, chiffonné, pantalon délavé trop court, manteau noir avachi aux pans inégaux, une quasi ficelle pour cravate. Opposition des démarches, des voix, lenteur de la réflexion contre débit précipité ou jaillissement d'un flot qui ne cesserait pas. Les acteurs sont deux forces qui « s'opposent et marchent ensemble », comme le dira Nicolas Vaude.
Le spectacle fascine par l'excellence de la distribution. Gabriel Le Doze donne détachement et assurance au philosophe, sourire juste esquissé, il joue des sourcils et des lunettes, montre sa fatigue aussi, dénoue la cravate, rêve dans un fauteuil. Soigné de sa personne, cheveu de bonne longueur et discipliné, il se déplace avec l'aisance de celui qui connaît le monde. Ferme, habile, sûr de lui et de la justesse de sa pensée, il pare les attaques du jeune insolent. D'une courte phrase, du ton le plus tranquille, il ruine la longue diatribe de l'adversaire. Qui ne s'avoue jamais vaincu.
Nicolas Vaude assume avec brio le rôle hors-norme du neveu de Rameau : « Rameau, le neveu de celui qu'on appelle le grand Rameau. » Le comédien, toujours en mouvement, fait virevolter un vieil archet, symbole du musicien raté, il en cingle l'air pour appuyer une démonstration, fouetter les riches, les hypocrites, la société tout entière, pourrie par l'avidité. Il vacille, s'effondre, se tord, s'étire, pirouette, éructe, ne fait rien à demi. Le rire, avec démesure, ouvre tout le visage. La main agile du mime dessine les contours d'un triple menton ou d'un ventre ; preste, elle pique le tissu d'un cercle à broder qu'elle fait exister tant le geste est précis. Il joue le pantin, sans être une mécanique. Sous la tignasse l’œil montre parfois la naïveté, la douceur, le passage d'une émotion, un vrai sourire. Et quand il quitte le café, ayant oublié sur la table sa dernière pièce, son dernier bout de pain, un vide s'installe, le silence de l'émotion est dans la salle. Le gueux est retourné vers sa vie, les expédients, sa paillasse, la faim.
« Rira bien qui rira le dernier », dit le neveu au philosophe. La mort attend.
Et pourtant, quelle ovation pour le spectacle ! Le public averti du Festival reconnaît les talents et ne se prive jamais de manifester son bonheur par de nombreux rappels. Ce qu'il fit avec vigueur et enthousiasme ce soir-là.
LE DÉBAT
Un plaisir de retrouver comédiens et musicien après le spectacle, pour un échange avec le public, en toute liberté ?
Une question vient tout naturellement sur l'importance de la musique dans le spectacle.
" On est partis, dit Gabriel le Doze, d'une description de Diderot du café de la Régence où il y avait un clavecin. La musique est au cœur du texte, et le clavecin sur scène sert de décor, il accentue le ratage du personnage.
Nous avons bâti le spectacle dans un atelier clavecin. Nous écoutions et nous avons construit le spectacle avec le public. Olivier Baumont a fait un travail très important, une véritable construction avec la musique."
« Le Neveu de Rameau » a déjà été créé par Pierre Fresnay, il a été joué par Michel Bouquet, Jean-François Balmer, poursuit Nicolas Vaude. Nous voulions faire ce qui n'a pas été fait, mettre la musique au centre et donner toute sa place au point de vue philosophique, au « Moi » de l’œuvre de Diderot. Le début du texte, à mon sens, compte parmi les plus belles pages de la littérature.
La difficulté a été de placer un enjeu dramatique, trouver un fil. Pour cela, nous avons placé à la fin le moment où le neveu se fait renvoyer. Nous avons suivi l’œuvre et fait un « collage ». Cela a été un très long travail qui a duré 14 ans !
Nous avons commencé en 2001 et nous avons fait environ 400 représentations en 14 ans. Je me suis approprié le texte il y a 14 ans, je l'ai appris « organiquement », avec mes entrailles. C'est idéal de jouer longtemps un rôle, on a là l'occasion d'approfondir.
Tout ce qui concerne le personnage que je joue est dans le texte. J'ai essayé d'être au plus près de ce qu'écrit Diderot. »
La soirée doit finir et le café fermer ! Les clients se séparent après un dernier verre de bière, déjà nostalgiques. Le théâtre, c'est de l'éphémère, mais les émotions, comme des vagues continuent leurs mouvements.
GALERIE PHOTOS : LE NEVEU DE RAMEAU De Denis Diderot
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2 commentaires
Commentaire de: syl2alf Visiteur
Commentaire de: Christian Ganne Membre
Fils de… femme de… neveu de… Dira-t-on jamais assez la difficulté d’être chez ces “de quelqu’un". Ce Neveu de Rameau semble en être la version paroxysmique et l’interprétation de Nicolas Vaude en est l’expression aboutie, excessive, géniale, pitoyable, émouvante, drôle et tragique à la fois.
Peu importe d’ailleurs la nature vraie ou supposée de la relation terrible qui faisait du neveu cet histrion révolté, cynique, bourré de dons laissés en jachère, provoquant, profiteur, séducteur et profondément mal aimé des autres et de lui-même. Ce qui compte par dessus tout c’est le “ressenti” de cet écorché vif, ce lien terrible, insupportable avec le grand homme qui portait le même nom que lui.
J’ai beaucoup aimé la pièce – je n’ai pas été la seule si l’on mesure les applaudissements qui ont salué cette remarquable performance de deux comédiens qui, chacun dans un registre particulier, nous ont subjugués : l’un, Gabriel Le Doze, par son conformisme élégant, raisonné, raisonnable, son phrasé parfois condescendant mâtiné de curiosité pour cet être étrange qui déboule dans ses habitudes ; l’autre par ses excès, cette souplesse de chat qui bondit et retombe sur ses pattes, armé d’un archet qui n’a que trop vécu… tour à tour bravache et cynique.
Et que dire de ce claveciniste si présent, si discret qui ne cesse de rappeler que sans musique… “la vie serait une erreur".
Ce soir, représentation théâtrale, le neveu est interprété par Nicolas Vaude. Bien sûr, il a retenu et attiré nombreux clients, sur son nom la salle s’est remplie…
Diderot nous interroge et défend un avis mitigé sur la question du bonheur. Dans cette bataille homérique entre l’épicurisme forcené d’un neveu et la vertu supposée du philosophe, il dresse un tableau sans concession de la société. D’une modernité, d’une actualité si pesante, cette joute oratoire, sur une société rongée, pervertie, en mode rhétorique, au discours si léché, si soigné, met en valeur le sens des mots. On est si loin des slams politiques actuels et le jeu des acteurs nous fascine. La tête tourne de gauche à droite, comme à Roland Garros, on ne veut pas perdre une miette du débat. La ponctuation musicale est une vraie réussite. Elle nous replonge dans la profondeur du texte, nous offre moment de répit afin de s’imprégner des dernières escarmouches…
La soirée fut bonne et le public ravi, et les têtes sont encore bien pleines quand il s’agit de quitter la salle… C’est en philosophant que l’on rentre à la maison avec ou pas le plaisir d’avoir entendu les acteurs exprimer leurs talents et envies par-delà le spectacle.
Merci de ce choix si judicieux… Merci aux saltimbanques qui l’espace d’un instant nous ont fait croire à la vertu du bonheur comme thérapie collective…il est temps de revenir dans notre quotidien avec un peu plus de raison…