LES PORTEURS D'ESPOIR
d'Alexis Michalik.
Par la Cie ACME
Mise en scène : Alexis Michalik
Placée dans le sillage d'Alexandre Dumas, grand maître du feuilleton romanesque, la pièce rappelle que la devise de Monte-Cristo est "Attendre et espérer".
Que dire ? cette fois, selon toute apparence, il y a unanimité sur ce spectacle : le plaisir pur, l'enchantement, les gens debout pour applaudir et les bravos qui fusent.
Si la perfection existe au théâtre, avec "Le porteur d'Histoire" d'Alexis Michalik, on s'en approche sérieusement. Efficacité du récit, économie des moyens, intelligence du discours, inventivité de la mise en scène, sens du rythme, prouesse des comédiens incarnant tous les personnages, jeunes et vieux, épousant tous les registres... on ne sait que dire... à part merci ! merci ! magnifique ! bravo et encore bravo !
Juste un tout petit exemple : a-t-on jamais vu plus efficace, dans l'écriture et dans le jeu, a-t-on jamais vu plus émouvant, plus incarné, que cette histoire d'amour et cette rupture, en trois coups de téléphone (même pas besoin de faire semblant d'avoir un combiné dans la main, la scène est plongée dans le noir, les deux comédiens sont chacun sous une douche de lumière, enfermés dans leur désarroi et leur solitude), ça se termine par une dernière réplique qui provoque le rire, pour casser l'émotion qui s'était installée, hop ! quelques secondes d'humour (pas gratuit, l'humour, participant complètement de l'histoire), hop ! passage au noir, hop ! on est déjà parti sur autre chose. Tous les personnages, même ceux que l'on dit "secondaires", tous ont de l'épaisseur, existent vraiment, sont des individualités attachantes. En quelques minutes que durent les trois coups de téléphone, la compagne de Martin, que l'on ne verra plus de toute la pièce, ce personnage plus que secondaire, est pathétique.
Voilà une pièce qui tourne depuis 2011, il a fallu démultiplier la troupe, ils sont une vingtaine de comédiens désormais à se partager les rôles pour pouvoir jouer simultanément sur différentes scènes de France, de Navarre et d'Outre-mer. Et toujours à guichets fermés. Et toujours avec les ovations du public. Totale réussite, immense succès, et tout ça sans aucune démagogie. Ça tient du prodige.
Hier soir, à Coye, c'étaient donc, par ordre alphabétique, Patrick Blandin, Mounya Boudiaf, Vanessa Cailhol, Charles Lelaure et Régis Vallée qui, disaient-ils après le spectacle, jouaient pour la première fois ensemble dans cette formation. Et il y avait une telle fluidité dans le jeu, une telle entente entre eux, un tel plaisir visible à jouer, qu'on les aurait crus ensemble depuis toujours.
S'il faut emmener les collégiens et les lycéens au théâtre, c'est pour voir ça, car les plus réticents, les moins habitués se laisseront embarquer... tout le monde, petits et grands, tous, on aime qu'on nous raconte des histoires. Et à la fin, on en redemande, encore ! encore !
Ce qui est remarquable dans ce spectacle, c'est qu'il ne fait aucune concession à la facilité, aux blagues vaseuses, à l'humour de bas étage. Et même, en passant, sans en avoir l'air, il glisse quelques petites réflexions sérieuses... sur la religion, les guerres, la colonisation... et quelques vérités historiques, mais sans appuyer jamais. C'est pris dans le flot du récit qui nous emporte, des histoires qui s'imbriquent les unes dans les autres et qui nous emmènent à travers les siècles et les continents.
Il ne faut pas oublier cependant que la pièce commence par une interrogation sur l'Histoire avec un grand H et sur son rapport au récit, sur les relations qui la rattachent aux histoires, à celles que l'on raconte, et à la fiction. Au fond de la scène, le metteur en scène a choisi d'installer un grand tableau noir sur lequel on écrit à la craie : symbole de l'école républicaine. Ce n'est pas qu'il veuille nous faire la leçon (encore que ça commence comme ça, comme une leçon de philosophie : l'Histoire, c'est notre mémoire commune, c'est notre identité, et l'Histoire, toujours écrite par les vainqueurs, n'est jamais constituée que de récits écrits par des hommes ; il est difficile de définir où se situe la frontière entre récit historique et fiction, etc. – mais, magie de la mise en scène, rien d'ennuyeux dans ces propos théoriques). Si donc nous sommes en face d'un tableau noir, c'est sans doute que nous aurons des choses à apprendre, et qu'en passant quelques vérités seront dites.
Par exemple et pour commencer : que la Bible est un immense réservoir d'histoires et que pour ces histoires les hommes, depuis des siècles, n'ont cessé de s'entretuer.
On nous montre aussi très concrètement que "raconter des histoires", c'est faire preuve de roublardise, voire de malhonnêteté. Le personnage de Martin (délinquant récidiviste) est l'incarnation de cette vérité. Oh ! combien il est habile et comme il est sympathique !
Mais aussi, et toute la pièce le prouve, "s'en laisser conter", c'est ne demander qu'à croire ; ici, l'enquête qui permet de remonter du personnage d'Alia jusqu'aux origines d'une secte disparue, issue des Amazones et des Lysistrates, toute cette histoire à multiples tiroirs, n'est que le fruit de l'imagination de l'auteur. Le récit est mené avec une telle conviction que nous nous serions tout prêts de croire à l'existence de cette société secrète dont l'emblème était "l'arbre au calice", symbole de la féminité, synonyme de paix et de vie. Mais nous sommes dans la fiction et nous le savons.
Cependant la façon dont l'enquête est conduite, la recherche de symboles probants, les déductions découlant de prétendus indices, la reconstruction a posteriori de toute une histoire à partir de signes que l'on fait parler, toute cette fantasmagorie fait penser à la façon dont sont élaborées les théories du complot.
"Le porteur d'histoire" nous montre en quelque sorte comment se construisent ce que l'on appelle aujourd'hui les "légendes urbaines". Cette belle histoire que la pièce nous raconte et dont nous savons parfaitement qu'elle est une fiction, cette belle histoire est en quelque sorte l'image inversée de certaines légendes qui voudraient se faire passer pour la réalité, elle est l'envers de ces thèses fumeuses colportées par les naïfs et les manipulateurs, comme celles relatives aux Illuminati et autres Sages de Sion.
Car "s'en laisser conter", c'est aussi avaler des couleuvres, croire n'importe quoi et perdre son sens critique, ne plus faire le partage entre le réel et l'imaginaire. L'auteur, quoi qu'il en dise, ne confond pas fiction et récit historique.
Ce spectacle est avant tout un immense hommage aux livres et à la lecture ; maisons, voiture, cercueil pleins de livres... Les livres sont pleins d'histoires dont nous nous délectons, car tout y est possible, il n'y a pas de limite à notre imagination. Mais les livres sont aussi la source du savoir. L'auteur est à la fois dans la jubilation de l'imaginaire, et dans l'éloge du savoir.
"Le savoir est la source de la vie" : c'est, pour finir, ce que proclament en chœur les cinq comédiens.
note pour ceux qui connaissent Wajdi Mouawad : Les références à Dumas sont explicites. Mais "Le porteur d'Histoire" fait inévitablement penser à Mouawad. À "Incendies" : la mort du père, l'héritage embarrassant, l'enquête sur les origines... et cette façon de mêler le drôle au pathétique... Est-ce un hasard si la fille d'Alia s'appelle Jeanne et si le frère de Martin habite au Canada ? À "Forêts" : le foisonnement des histoires et leur imbrication inextricable, les allers-retours à travers les époques et d'un continent à l'autre... Est-ce un hasard si tout commence dans les Ardennes ?
Galerie PHOTOS : LE PORTEUR D’HISTOIRE D’Alexis Michalik
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Un très grand moment de théâtre !
Pièce vivement recommandée !