BLACKBIRD
De David Harrower
Collectif IMPAKT
Mise en scène : Jérôme de Falloise, Sarah Lefèvre et Raven Ruëll
Sur le sujet sulfureux, fascinant et d’actualité, de la pédophilie et de la sexualité des enfants, le texte de David Harrower échappe à tout goût du sensationnel, tout didactisme et tout moralisme : il en fait un véritable texte de théâtre, en travaillant subtilement les conflits passionnels et sociaux qui traversent les personnages et en créant une forte tension dramatique, qui joue sur les heurts, les retournements et les surprises.
Qu’une très jeune fille s’enflamme pour un homme de l’âge de son père n’a rien de rare ; qu’ils en viennent à des relations sexuelles ne l’est sans doute pas, la loi – d’aujourd’hui, dans nos pays occidentaux – appelle cela détournement de mineur, abus sexuel. Le terme pédophilie désigne la déviance de l’adulte qui manifeste une préférence sexuelle pour des enfants. Il y a une différence entre ces deux situations, même si la société confond les deux. Toute la tension dramatique de notre pièce repose sur cette question : amour sincère pour un individu mineur consentant ou pédophilie, attirance prédatrice pour des enfants ?
L’habileté du dramaturge David Harrower est de jouer sur ce suspens, et de le poursuivre jusqu’au bout : après un faux happy end (les amants se retrouvent), la dernière scène est un coup de théâtre, avec l’arrivée du deus ex machina, une coquette petite de 12 ans. Rien n’est résolu, nous voilà dans un trouble entre-deux comme dans les meilleures séries : n’avons-nous pas été manipulés depuis le début ? A suivre…
Le dialogue
Il est remarquablement construit sur une alternance tension/détente soulignée par la mise en scène et par la musique jouée en direct par son compositeur Wim Lots. Le minimalisme du décor et du jeu (frontal la plupart du temps) contribue à sa puissance. Le dialogue propose des scènes de tons contrastés jouant sur une large palette d’émotions : colère de la rencontre inopportune, ironie, reproches et justifications, passion, conversation amicale, …
Entre celui qui « a refait sa vie » sous un nouveau nom, dans une autre ville, et celle qui l’a retrouvé, tout commence par un harcèlement : quête de la vérité pour elle, mais pour lui ? Il est sur le registre de la légitime défense, par ses justifications, ses demi aveux, ses plaintes. Entrecoupé de pannes, sous des éclairages différents, le dialogue (souvent fait de monologues des personnages isolés dans leur phantasme de la vérité) progresse vers une impasse. La question décisive porte sur l’abandon, le soir de la fugue : dans un saisissant lamento, la jeune femme revit le traumatisme, son corps redevient enfant, la douleur est à son paroxysme… Dans l’absence de réponse, le procès ne l’ayant pas convaincue, elle est condamnée à rester enfermée dans ce passé passionnel.
UNA
Un mur gris, de métal épais : c’est l’unique décor, polyvalent, d’une porte coulissante d’usine, laissant à peine passer quelques signes du monde, qui délimite le huis clos) : symboliquement, ce bloc, par sa masse, est ce qui la sépare de la vérité et d’elle-même. Comment pourrait-elle être UNA tant que le doute la morcelle ? L’affirmation de l’amour, la révolte, le sexe, l’ont aidée à survivre, nous dit-elle, contre toute la société. Mais elle le contraint, lui, à cette ultime et tardive rencontre pour lui arracher la vérité, et se délivrer de ses démons. Son propre récit obsédant ne l’a conduite qu’à plus d’ignorance d’elle-même ; son enquête lui révèlera peut-être la faille. Elle est définitivement « là-bas », dans une geôle qu’elle appelle choix, amour, définitivement enchaînée à son bourreau qu’elle imaginait être « son homme ». Elle sourit à l’évocation des caresses incestueuses, se dandine de douleur d’avoir été abandonnée, recherche son étreinte...
Pauvre petit oiseau fragile…Juste à croquer. L’auteur et l’actrice parviennent à créer un personnage poignant, sincère, entre femme et enfant, antagoniste du personnage masculin dont la duplicité se fait jour à plusieurs reprises.
ALEX, alias Paul Duval
Il est d’abord comme contrarié. Son œil le démange, il râle.
C’est un homme pressé, responsable. Habile. Tout en refusant le contact, il le suscite (bouteille d’eau, réponses adroites) Dans ce nouveau procès qu’elle lui fait, il flatte sa sentimentalité en racontant à sa manière leur rencontre, leur désir. Mais on discerne rapidement que sa vérité peut changer, de même que sa voix, son nom : ce qu’il a dit au procès et à sa nouvelle compagne ne correspond pas à ce qu’il raconte à Una. Puisqu’on veut qu’il parle, il livre prudemment une vérité évolutive et partielle. Il se tient à distance sauf s’il se sent menacé et quand il finit par céder à la tentation de rejouer l’amour.
Remarquablement interprété par Jérôme de Falloise, ce personnage ne crée jamais l’empathie. Il faut cependant le rebondissement final qui fait frissonner, pour que surgisse, comme par hasard, le soupçon de la manipulation perverse.
Le public du Festival a longuement prouvé par ses applaudissements son vif intérêt pour cet excellent moment de théâtre.
« Le meilleur régal du diable, c’est une innocence » exergue de Barbey d’Aurevilly , Le plus bel amour de Don Juan, in Les Diaboliques
Galerie Photos : BLACKBIRD De David Harrower
PARTAGER |
1 commentaire
Commentaire de: Jacqueline Chevallier Visiteur
Ils sont l’un et l’autre dans la douleur.
Que connait-on d’autrui ? Que sait-on ?
Qui ment ? Et pourquoi ? Qui est sincère ? Et quand ?
Comment peut-on savoir ? Comment peut-on juger ?
Ils ont chacun leur vérité. Lui a très chèrement payé ce qui, à ses yeux, n’était pas un crime. Elle est restée sur l’impression d’avoir été abusée et abandonnée, ensuite elle a souffert de subir l’opprobre sociale.
Qui sait, quand eux-mêmes ne savent pas ce qui leur est arrivé ?
Et si ce qui était véritablement une attirance réciproque, une fascination l’un pour l’autre, un désir partagé, une histoire d’amour en somme, c’est comme ça qu’on dit, et si cette histoire scandaleuse n’était rien d’autre qu’une véritable et belle histoire d’amour comme on pourrait en rêver tous ! Si c’était un malheureux concours de circonstances qui avait détruit ce bonheur-là ! Si c’étaient les préjugés, les convenances, la “société” qui s’étaient ensuite acharnés sur deux innocents ! Et si …
Qui peut dire ?
“À Malypense un jour / Si revient mon amour / Je lui dirai tout bas / Rappelle-toi
Rappelle-toi le temps / Le temps de nos quinze ans / Nous devions nous cacher / Pour nous aimer.
À Malypense / L’amour on le montre du doigt / Ils n’sont pas mariés devant la loi
À Malypense j’ai eu peur d’aimer au grand jour / La moindre rumeur / Torturait mon cœur
Chassant le bonheur / Mon amour …”
C’est Lény Escudéro qui chantait ça… J’étais adolescente…
Et puis il y avait “Les dimanches de Ville d’Avray” et plus tard “Mourir d’aimer". On connaît la fin tragique de Gabrielle Russier.
Il ne fait jamais bon être en dehors des normes sociales.
Qu’y a-t-il derrière les apparences ? Que connait-on de l’intimité des êtres ? Seuls les romanciers et les poètes, seuls les créateurs peuvent en approcher toute la complexité et nous rappeler que chaque être est singulier, que toute journée est particulière.
J’ai trouvé ce spectacle magnifique : la mise en scène est sans artifice, d’une extrême sobriété ; la pièce repose sur la sensibilité et l’engagement des comédiens qui font vivre les deux personnages dans toute leur ambigüité.