La femme silencieuse
de Monique Esther Rotenberg
Mise en scène de Pascal Elso
Une surprise, dès qu'on entre dans la salle de spectacle : il y a un décor sur scène. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'à Coye-la-Forêt on n'est guère habitué à ce genre de faste. La scène est le plus généralement nue ou très peu aménagée, avec quelques accessoires strictement utiles ou quelques éléments évocateurs à partir desquels il faudra laisser vagabonder son imaginaire. Et bien, une fois n'est pas coutume, aujourd'hui nous avons un vrai décor de théâtre bourgeois (avec, nous le verrons, effet de pluie derrière la fenêtre, de vent dans les rideaux, de plein soleil ou de lumière crépusculaire) ! Pour un peu on se croirait sur les boulevards ! Nous avons le temps de détailler : dans une douce pénombre, des meubles (fauteuils, guéridon, table…) que l'on devine sous les draps blancs qui les recouvrent, comme si les propriétaires s'étaient absentés pour un long moment, des livres sur une étagère, des abat-jours, des tapis, tout indique la culture et le confort ; pourtant curieusement il n'y a pas de tableaux aux murs, mais des cadres vides posés dans un coin, la salle de séjour ne présente qu'un seul angle et la perspective en est bizarrement faussée… une valise qui traîne… Sentiment de vide et d'absence.
C'est bien un drame bourgeois qui va se jouer là, quand l'homme mûr qui partage avec son épouse un long passé de gloire et de complicité intellectuelle se laisse séduire par une jeune inconnue qui suscite sa curiosité et stimule son désir ; il se laisse aller à croire qu'elle va le soulager de son pessimisme, l'aider à sortir de son désespoir, ou le porter avec lui peut-être. Drame bourgeois de la petite jeune faisant irruption dans un vieux couple, drame classique de l'homme écartelé qui voudrait ne pas avoir à choisir et qui aimerait tant ne pas faire souffrir… oui, la situation est banale, sauf que l'homme en question est un immense écrivain et que la pièce se joue sur fond de tragédie historique.
Nous sommes dans les années trente et Stéphane Zweig, ayant une conscience aigüe du danger que représente le nazisme, vient d'émigrer en Angleterre. Lui qui vivait dans le luxe et les honneurs, choisit de tout quitter et de s'exiler à Londres. Nous sommes précisément à ce moment où sa vie bascule.
La femme silencieuse, on comprend assez vite que c'est cette jeune personne, timide et réservée, Lotte, embauchée comme secrétaire dactylographe pour taper sous la dictée les textes de l'écrivain. Et puis, ceux qui l'ignoraient, apprennent que "La femme silencieuse" est le nom du livret d'opéra que Zweig a écrit pour son ami, Richard Strauss. Enfin, on découvre que la femme silencieuse n'est autre que Friderike, l'épouse de l'écrivain, qui s'est toujours tu et n'a jamais rien dévoilé jusqu'à présent des frasques amoureuses de son mari.
Et bien sûr le titre de la pièce jouée ce soir doit s'interpréter et se comprendre des trois manières à la fois.
L'ensemble du texte est ainsi écrit, toujours sur plusieurs plans qui se chevauchent et renvoient l'un à l'autre : lorsque l'auteur reçoit chez lui pour la première fois la jeune femme et qu'il lui parle de Balzac, de son génie d'écrivain et de sa sordide condition d'homme de chair, quand il lui parle des "petits travers embusqués derrière les hommes d'exception", il ne fait rien d'autre que parler de lui-même et de l'histoire qui va se nouer entre eux. Les répliques sont ainsi toujours à double sens : l'histoire intime se mêle à l'histoire du siècle, le portrait de Marie Stuart dont Zweig est en train de rédiger la biographie correspond à l'image que l'auteur se fait de sa jeune secrétaire. Lui-même se compare et s'assimile volontiers à Érasme, représentant pour lui un modèle d'humanisme, Érasme qui refuse de choisir et privilégie la neutralité, ce qui ne le met à l'abri ni de ses propres contradictions ni de la barbarie du monde.
Ces références multiples à l'œuvre de Stéphane Zweig, au contexte historique, à la biographie de l'auteur et simultanément au drame bourgeois, à l'histoire d'amour telle qu'elle est jouée là, sous nos yeux, à la psychologie des "personnages" pris comme individualités dont on raconte l'histoire et dont on traduit les sentiments, cette possibilité de lecture simultanée et de compréhension à plusieurs niveaux rend la pièce tout à fait passionnante. En plus l'auteur, Monique Esther Rotenberg, a le sens de la formule !
Au demeurant, il n'y a pas que les mots pour exprimer les situations et les sentiments. Les corps parlent aussi. Les acteurs, sous la direction de Pascal Elso, sont remarquables et jouent toujours très juste et tout en finesse les émotions qui les habitent : tour à tour chez les uns ou les autres, la gêne, la nervosité, la joie, l'impatience, l'agacement, le dépit, la jalousie… Friderike (Annick Cisaruk) qui pouvait sembler virevoltante, enjouée et peut-être un peu superficielle, se montre bouleversante lorsqu'elle laisse à la fin éclater sa colère et exprime sa douleur ; Lotte (Olivia Algazi), timide et scrupuleuse, se transforme et s'épanouit sous nos yeux ; Stephan (Pierre-Arnaud Juin) comme un funambule navigue entre l'ironie, l'orgueil à la limite de la suffisance, une extrême lucidité y compris vis-à-vis de lui-même et un pessimisme fondamental et désespéré. Il n'est jamais chaleureux, trop intelligent pour ça. Trop occupé à écrire, car cela seul est vital. Vampirique sans doute, sachant s'entourer de femmes intelligentes qui le stimulent dans sa création. Trop sensible et trop grand écrivain pour ignorer qu'il les fait souffrir, mais trop lâche et trop égoïste pour avoir envie de le savoir.
Pour finir, ce n'est pas une des moindres vertus du théâtre que de donner envie de lire (ou relire) les œuvres des grands auteurs. Et cette pièce donne envie d'aller voir de plus près "Le monde d'hier. Souvenir d'un Européen" dont elle est imprégnée.
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Ce public enthousiaste et authentique restera un temps fort dans la mémoire de la pièce