Monsieur Kaïros
de Fabio Alessandrini
Compagnie Teatro Di Fabio
Mise en scène de Fabio Alessandrini
Est-il possible de représenter au théâtre le fonctionnement de l’inspiration d’un écrivain ? Par quelles sortes de pensées, de mouvements, d’états, voire de tourments, passe-t-il pour construire et écrire un roman ?
Pour notre plaisir et pour nourrir notre questionnement, Fabio Alessandri s’est attelé à cette tâche a priori difficile à mettre en spectacle : il y a visiblement pris lui-même beaucoup de joie intellectuelle et, au fur et à mesure de son élaboration, y a probablement découvert des aspects qu’il ne s’attendait pas à y trouver.
Que nous montre-t-il ? D’abord, du son et des images. Une scénographie magnifique dans sa sobriété blanche et noire. Un tapis blanc brillant qui traverse la scène en oblique pour se relever côté jardin en écran de lames verticales. Au fond, le noir des rideaux. Le visuel de l’écran est fondé sur la projection vidéo de graphismes ondulés vibrant dans un environnement sonore tantôt énigmatique et sourd, tantôt tempétueux et éclatant.
Côté cour, la table sacrificielle - là où on attendrait un bureau - derrière laquelle est assis Monsieur l’Ecrivain. Il tape sur le clavier d’un ordinateur en articulant des phrases : celles qui viennent dans la mise en route de son travail d’écriture, à peine dites, tout de suite effacées. Il fait nuit.
A ce point de départ, quelques paroles échappées nous font comprendre le thème du roman en cours. Un parcours dans l’action humanitaire lointaine au service des victimes des guerres ou du terrorisme, fléaux devenus endémiques dans certains pays.
Traversant l’écran, métaphore de la pensée de l’écrivain, le personnage central de son ouvrage se matérialise alors, comme par magie. Le nouveau venu est son semblable, à tel point qu’il s’intéresse à une antiquité aztèque qui lui est précieuse. S’ensuit entre l’écrivain et sa créature une discussion d’experts pleine d’humour ou l’on se rend compte que cette dernière est capable de prendre ses aises et de contredire son pygmalion.
La pièce nous conduit ensuite dans les ruelles tortueuses de l’imagination au travail. Le personnage se présente comme médecin en Afghanistan. Il est témoin des drames subis par les habitants en particulier par les enfants. Ces blessures vécues, ces bombes éclatées, ces morts d’innocents lui confèrent une existence profondément culpabilisante pour l’auteur qui, lui, n’a pas fait le voyage. L’écrivain démiurge aurait-il créé les malheurs relatés par son personnage ?
De fil en aiguille, nous assistons entre l’écrivain et son double à une sorte de lutte d’influence au cours de laquelle l’écrivain tente de s’assurer de sa propre réalité pour tenter d’effacer de sa pensée l’intrus qui la tourmente. Mais le doute reste entier : qui invente qui ? ou quoi ?
Revenons cependant au théâtre et à son jeu de miroirs. Nous, public, assistons à une représentation de Monsieur Kaïros (dieu présumé des opportunités passagères) : un auteur, Fabio Alessandrini, en a écrit le texte. Ce texte est interprété sur scène par… Fabio Alessandrini qui joue par conséquent le personnage fictif d’un auteur en train d’écrire un roman, Monsieur Kaïros ; ce personnage fictif crée un autre personnage fictif qui lui ressemble et entre en conflit à propos de sa propre existence. Devinons qui met en scène les deux comédiens : Fabio Alessandrini, encore lui !...
Cette histoire est vertigineuse. Elle interroge avec grand talent le spectateur sur sa capacité à s’identifier lui-même : qui assiste à quoi, et, au bout du compte dans cet espace, qui peut dire « Je » avec certitude ?
Si le « Je » de l’un ou de l’autre n’est jamais certain dans sa continuité, en revanche la belle interprétation nuancée de Fabio Alessandrini (l’écrivain) et de Yann Collette (son personnage) est, elle, manifeste. Les deux comédiens par leur dialogue intime quasi chuchoté, proposent une dramaturgie très précise de l’inspiration. Ils savent transmettre tour à tour hésitation, inquiétude, fragilité, doute, culpabilité, agressivité, délivrance etc. tant de mouvements contradictoires de la sensibilité qui assaillent l’artiste créateur immergé dans le silence agité de son isolement.
Ce spectacle est aussi une représentation audacieuse de la versatilité du sujet. Pensons-nous vraiment ce que nous croyons penser ? Et d’abord, qui pense ? Allo ! Descartes… ? Qu’en penses-tu ? Où suis-je ?
MONSIEUR KAIROS De Fabio Alessandrini
PARTAGER |
L’article de Jacques Bona est très éclairant.
La façon dont le texte fait boucle, le renversement de situation quand à la fin le personnage vivant prononce les mots imaginés par l’écrivain tapant au début sur son ordinateur, la construction savante et les allers-retours entre le fictif et le réel, tout cela m’a fait penser aux constructions et aux paradoxes de Borges dans « Fictions ». Et bien sûr, c’est stimulant pour l’esprit.
On peut regretter cependant que cette rencontre subtile entre l’écrivain et son personnage se soit déroulée quasiment sur le mode de la confidence, de sorte qu’au-delà du quatrième rang le spectateur ne pouvait plus en capter grand-chose et qu’au bout du compte… il a fini par s’ennuyer.