Un démocrate (sincère ou cynique ?)
de Julie Timmerman
Idiomecanic Théâtre
mise en scène : Julie Timmerman
Sur le mur du fond, un portrait en noir et blanc et la mention : Edward L. Bernays - 1891-1995 - indication biographique, sèche et froide comme dans un dictionnaire. Pour le reste, la scène est uniformément noire, ce qui s'y trouve aussi. Il s'agit bien en effet d'une "boîte noire", un dispositif où sont enregistrées les informations concernant cet homme que le grand public méconnaît, toutes les informations, celles dont il est fier (envolée des ventes des produits dont il imagine la promotion) et celles qu'il aimerait mieux garder secrètes (organisation du coup d'état au Guatemala en 1954). Qui est-il, cet inconnu familièrement appelé Eddie ?
C'est ce que nous allons découvrir au fur et à mesure que se déroule le spectacle, car il s'agit bien ici d'un théâtre didactique : pas de personnages (les deux comédiens aussi bien que les deux comédiennes, tous également habillés de noir, interprètent tour à tour le rôle d'Eddie), pas de psychologie, mais, très documenté et ponctué de dates précises, le déroulé des événements, l'énoncé des théories, la description des fonctions occupées par les uns ou les autres, le démontage des mécanismes de manipulation de ce que l'on appelle "l'opinion publique" et l'explication de ce qu'est le "gouvernement invisible" des masses à partir de ces trois grands moteurs : le désir, la peur et la force de l'autorité. Tout cela fait froid dans le dos.
La metteuse en scène, Julie Timmerman (également auteur du texte), se réclame de Bertolt Brecht et d'un théâtre qui n'est pas pur divertissement mais qui, tout à la fois, divertit et instruit. Ainsi le mur du fond de scène devient un tableau noir où les comédiens viennent écrire à la craie et fixer des placards, comme font les enseignants. Et indéniablement le spectacle est instructif.
Mais nous avons également des moments qui ne sont que de pur plaisir visuel et théâtral : par exemple dans cette scène chantée et dansée illustrant la décision prise par Bernays de modifier les habitudes vestimentaires de ses contemporains et d'y introduire le vert (de la mode et du bon goût, Eddie ne se soucie ; dans son idée, il s'agit d'une simple manipulation afin de vendre des cigarettes d'une marque au paquet vert, car vendre, c'est tout ce qui l'intéresse). Paillettes, lumières et ambiance de cabaret. Joie du spectacle.
On se laisse aller au plaisir. Mais ironiquement, cette scène est en même temps un clin d'œil : quand on sait que la couleur verte est traditionnellement proscrite sur les scènes de théâtre, consciemment ou pas, la metteuse en scène, mine de rien, affiche là son rationalisme et sa volonté de s'affranchir des superstitions.
Car si cette pièce veut délivrer un message, c'est bien celui-ci : il faut être libre de réfléchir, ne pas subir les manipulations, conserver en toute circonstance son sens critique et son esprit d'analyse et, très concrètement, faire tomber les murs qui nous empêchent de penser.
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3 commentaires
Commentaire de: Françoise Visiteur
Après le regard indigné et individualiste d’un misanthrope sur les coulisses du pouvoir, nous voici plongés au cœur même du dispositif de manipulation des masses dont nous subissons l’intrusion jusqu’au plus profond de nos émotions et de nos motivations.
La pièce nous fait implacablement sentir que nous ne sommes plus qu’un assemblage de data destinées à être dévorées par des algorithmes qui vont recracher ce qui va nous décerveler pour influencer nos choix.
De quels outils, de quelles haches devrons-nous nous munir pour rompre les fils de la toile qui nous enserre ?
Texte, mise en scène et comédiens sont admirables et renversants, jusqu’à la scène finale.
Commentaire de: Arlette Bec et Nathalie Visiteur
Pour ceux qui sont intéressés par un complément d’information suite au spectacle « Un ble ?démocrate » : ARTE diffuse mardi 29 mai à 23H40 un documentaire sur Edward Berneys intitulé « Propagande ». C’est un peu tard, mais avec tous les systèmes d’enregistrement ou de replay c’est peut- être faisable ?
Commentaire de: nathalie Visiteur
Le documentaire “Propagande” passe aussi mercredi 30 mais à 10h55 sur ARTE. C’est une option. Selon les critiques, c’est tentant.