Le Marionnettiste de Lodz
De Gilles SEGAL
Théâtre de La Lucarne
Le dedans et le dehors. La frontière est une porte. Protectrice, fermée aux intrusions et aux violences.
C’est ce que la mise en scène d’Isabelle Domenech met en évidence. C’est ce que le spectateur voit d’emblée sur la scène, côté cour, cette porte vitrée au cadre de bois, sa poignée et même la petite clé suspendue à un crochet dans l’éventualité d’une ouverture. Elle peut sembler gênante pour les spectateurs du côté cour, car elle coupe la perspective sur « le dedans », mais en même temps, elle s’impose comme un élément essentiel de la progression dramatique.
Dedans
Dedans, il y a un homme plutôt jeune et gai, dans une pièce qui tient lieu de tout, il y cuisine, il y a son lit, la table où il déjeune et où il écrit. Il a l’air de s’y sentir bien. Il s’appelle Finkelbaum. Il vit là enfermé depuis cinq ans. Ne croyez pas qu’il s’ennuie. Non, il crée. Il invente une pièce de théâtre pour et avec ses marionnettes. Il recrée sa vie. Il recrée sa femme Rachel, marionnette blanche au visage vide, qu’il a habillée et avec qui il danse... un bébé... des déportés... Et peu à peu, nous devenons spectateurs des actes de sa vie, son enfance de juif polonais qui subit les pogroms, la découverte de l’amour – dans un bal ou pendant un pogrom, il n’a pas encore choisi les circonstances –, son mariage avec Rachel à la synagogue, la venue d’un bébé... Et Birkenau...
Le rôle est pleinement assuré par Michaël Pastorelli, alerte, joyeux, pénétré par ce personnage dont il exprime avec élan le besoin de rêver, de créer, de vivre, de croire, aussi bien que la douleur dévastatrice qui l’étreint et le fracasse au souvenir de l’indicible. Une performance quand on sait que le comédien assume pendant deux heures la diversité des émotions du personnage, de la foi ou de la puissance du créateur à la fragilité d’un être brisé.
Dehors
Dehors, de l’autre côté de la porte, il y a Berlin. Il y a la concierge de l’immeuble qui a caché Finkelbaum dans cette pièce vers la fin de la guerre et qui lui monte des provisions, mais à qui il n’ouvre jamais. Elle le regarde par le trou de la serrure, elle voudrait bien le convaincre qu’il peut sortir de sa tanière d’animal solitaire, que tout est sûr dans la ville, qu’il ne court aucun danger. Avec elle c’est le Berlin du quotidien et de la reconstruction qui frappent à la porte. Claude Samsoën joue avec force cette femme ancrée aux choses bien concrètes de la vie, monte les étages, fait les courses, le ménage... . Elle a aussi l’humanité de celle qui chuchote contre la porte, qui surveille, en mère protectrice, celui qui reste seul. Lien entre le dedans et le dehors, elle ne ménage pas sa peine pour lui faire retrouver raison en lui apportant ce qu’elle pense être des preuves de la paix qui règne désormais en Allemagne et ailleurs...
Faut-il croire à la paix ?
L’intrigue progresse donc avec les visiteurs que la concierge annonce derrière la porte, policier, soldat russe, soldat américain, tous assumés par Anthony Goulhot. Changements d’accent, de démarche, de costume. Le comédien en a la stature. Mais comment croire qu’ils seront convaincants ces hommes de guerre pour faire ouvrir la porte ? Comment croire à la paix quand la police enquête? Comment croire au personnage ambigu de l’ami d’enfance interprété par Jean Truchaud ? Avec sa casquette, son demi-sourire il a l’air bonhomme certes, mais nous a-t-il fait croire à l’amitié, à la vie qui reprend, à la guerre abolie ? La pièce de Gilles Segal joue sur les incertitudes, les ambiguités, les ressemblances et les différences, le faux et le vrai. On est dans un monde incertain qui peut vaciller à tout moment.
Le marionnettiste arrive à point de Lodz pour entrer dans le 40e Festival et y parler du théâtre. Ce qui sauve Finkelbaum, ce qui lui a permis de vivre enfermé pendant cinq ans, ce sont ses marionnettes et les histoires qu’il leur prête, le spectacle qu’il veut leur faire jouer. Ces poupées de chiffons donnent une pulsion à l’imaginaire, une permission, avec elles il ose dire. Dire comme c’est bon d’aimer, d’avoir un bébé, de danser, de prendre son déjeuner du matin avec celle qu’on aime. Dire la peur aussi, le désespoir, ou choisir l’ironie pour travestir l’horreur des camps, et refuser de vivre dans un monde où cela fut permis.
Merci au Théâtre de La Lucarne d’avoir proposé ce sujet, merci aux comédiens convaincants et aux marionnettes. Vous nous avez donné l’occasion de nous rappeler que décidément le théâtre aide à vivre.
Lundi 10 octobre, le Festival a programmé une autre pièce de Gilles Segal, « En ce temps-là, l’amour » par la CieParfum de scènes, avec le comédien David Brécourt.
Galerie photo :
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