L'effort d'être spectateur
avec Pierre Notte, auteur, metteur en scène et comédien
Mercredi 6 octobre
Depuis quelques années, la ville de Chambly s'enorgueillit d'avoir une très belle salle de spectacle, toute neuve, « équipée des dernières technologies sonores et visuelles et [pouvant] accueillir tous les arts du spectacle vivant : théâtre, danse, musique, cirque... ». Une amie qui avait eu l'occasion d'y aller voir une pièce de théâtre m'avait confié qu'elle n'aimait pas cette salle parce que, disait-elle, « elle est trop confortable.» Je trouvai son explication pour le moins étonnante, pour ne pas dire invraisemblable. Or l'année suivante j'ai testé moi-même la salle en question. Les fauteuils y sont larges et profonds, on peut s'y effondrer mollement et effectivement, j'ai compris ce que mon amie voulait dire ; je savais en ressortant du spectacle que je ne retournerais plus jamais à Chambly. C'est triste à dire, car la salle en question est luxueuse et qu'elle a dû coûter très cher ; elle convient sans doute pour le cinéma, mais pour le théâtre, c'est raté.
Lorsque quelque temps plus tard, j'ai trouvé sur la table d'une librairie théâtrale un livre intitulé « L'effort d'être spectateur », j'ai tout de suite été intriguée : ce titre me parlait. J'avais moi-même expérimenté a contrario que pour assister à un spectacle il fallait être redressé, tendu vers la scène, ferme et droit. La présence vivante et active des comédiens nécessite la présence vivante et active des spectateurs. Être spectateur demande un effort, sachant que l'effort n'est pas le contraire du plaisir, les sportifs le savent bien. Quelle ne fut pas ma surprise, et mon plaisir, de découvrir, dans ce livre que je m'étais empressée d'acheter, un chapitre intitulé : «Le fauteuil » où je retrouvais, très exactement formulé, ce que j'avais intimement ressenti. Je fus soulagée aussi d'y trouver, juste après, un chapitre sur « Le sommeil » (situation assez commune et dont il n'y a pas lieu d'avoir honte !). Bref, j'ai lu tout ça avec intérêt et bonheur.
Et alors je me suis réjouie en découvrant que le festival programmait cette année justement ce spectacle de Pierre Notte. Car j'étais curieuse à nouveau : comment faire un spectacle de théâtre à partir de ce texte théorique, sans personnage et sans intrigue, fait de réflexions successives sur les relations entre la scène et la salle, sur le travail du comédien et celui du spectateur, sur la fabrication conjointe du spectacle vivant.
Je traverse la salle pour rejoindre ma place habituelle, à cour, et je trouve Patrick en train de discuter-plaisanter avec deux gars que je ne connais pas, l'un très jeune debout, et l'autre plus âgé, grand, un foulard sur le bas du visage en guise de masque, assis sur la chaise de la photographe. Il se lève à mon arrivée.
– C'est votre place peut-être ?
– Non, non, pas du tout, ne bougez pas !
Et j'entre dans la conversation. Je ne sais comment d'une chose à une autre le grand (c'est essentiellement lui qui parle) en arrive à dire qu'il est né à Amiens, puis qu'il a grandi à Clermont, à l'intérieur de l'hôpital psychiatrique où son père était administrateur, qu'il n'en a aucun souvenir, ni de ça ni de rien de son enfance. Je lui parle du " Train des fous " (1) et de la politique d''extermination des malades par la famine, politique consciente et délibérée mise en place par le régime de Vichy pendant la seconde guerre mondiale. Parce que la conversation qui se poursuit est un peu étonnante, faite de pirouettes et de boutades, au bout d'un moment je les interroge :
– Mais qui êtes-vous au juste ?
Le grand répond :
– Moi, je suis le régisseur et lui (en montrant son compagnon) c'est le comédien qui joue ce soir.
Je m'exclame :
– Ah ! Mais je croyais que c'était Pierre Notte en personne qui jouait son propre spectacle !
– Oui, au début à Paris, mais pas à Coye... D'ailleurs, regardez, le décor est pourri !
Il n'y a en effet pas grand chose sur le plateau et une guirlande lumineuse pend, là devant, comme si on n'avait pas fini de tout installer.
Eh bien non, nous n'aurons pas à Coye un spectacle au rabais. Car quelques minutes plus tard, c'est bel et bien Pierre Notte qui monte sur scène, son chapeau de feutre noir sur la tête, tandis que le petit jeune, dont nous apprendrons qu'il s'appelle Axel, monte en régie.
Que dire du spectacle lui-même ?
Que c'est un festival à lui tout seul ! On y passe sans transition de la réflexion philosophique à la plaisanterie, des références théâtrales aux démonstrations concrètes, des interrogations intellectuelles à la performance physique. Ce que raconte Pierre Notte fait écho à ce que l'on a vu, ailleurs, il y a longtemps, et à ce que l'on a découvert récemment, ici même dans cette salle : pas plus tard qu'hier, on ne se lassait pas de voir les plumes lancées en l'air lentement redescendre comme des flocons de neige et recouvrir le plateau peu à peu, et Candide avait froid, bien sûr, on y croyait, et aujourd'hui la neige tombe encore, et encore, grains blancs de lumière, sortis du chapeau de feutre que le comédien avait jusque là obstinément gardé sur la tête. Magie de l'illusion à laquelle on consent en toute lucidité.
Et ce que dit Pierre Notte expliquant les ratages nous conforte dans notre volonté de garder l'esprit critique et de nous insurger contre les spectacles "bétonnés", de pure consommation, qui ne font que reproduire du déjà connu.
Aidé de quelques accessoires : une paire de gants de boxe pour rappeler que le comédien doit se battre s'il veut conquérir son public ; des talons aiguilles pour se mettre en danger de déséquilibre (le comédien est toujours sur une corde raide prêt à vaciller et c'est ce qu'attend le spectateur avec cette émotion ambivalente faite de plaisir et de peur) ; un hula hoop enfin, qui tourne, tourne tandis que le comédien poursuit son discours, car il s'agit d'« envisager le plateau comme le laboratoire d'une catastrophe, où l'acteur engagé, corps et voix réinventés, prend en charge la tragédie inextricable de l'existence depuis un fait divers, un mythe, une anecdote, une évocation ou un portrait », le hula hoop nous donnant précisément à voir et à entendre ces corps et voix réinventés, le corps ondulant, un petit déhanchement plus sec relançant de temps en temps le cerceau, la parole ondulant à son tour et la voix tournoyant, et on voudrait que cela n'ait pas de fin, car le hula hoop ne met pas le spectateur à l'épreuve comme le prétend faussement modeste le comédien qui, tout en tournant sur lui-même et en tournant autour du plateau comme la terre autour du soleil, continue de faire tourner son cerceau, comme la lune tourne autour de la terre, tandis que le discours se déploie et que la boucle se referme : nous ne sommes pas des porcs.
Et bien sûr à la fin, nous reproduisons les conventions, applaudissements et saluts. Le comédien a plaisir à saluer et nous avons plaisir à applaudir, car ce n'est pas pure convention mais expression d'une gratitude réciproque, et applaudissements encore et saluts à nouveau, la main sur le cœur, mais on n'est pas dupes, rappels et saluts, avec désormais des clins d'œil entre l'acteur et le public.
C'est un spectacle de connivence pour les amoureux du théâtre, plein d'humour et plein de références, qui pourrait friser la démagogie s'il n'était le produit d'une réelle réflexion approfondie et si... ce n'était tellement juste et tellement vrai : mais oui, le spectateur au théâtre est actif et intelligent, merci de nous le dire et de nous le répéter ! Bien sûr qu'on aime à l'entendre !
(1) : " Le train des fous " - Pierre Durand - 1988 - Éditions Syllepse
Lien vers la galerie photo : L'effort d'être spectateur de Pierre Notte
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