Les mots
Les mots sont des petites boîtes de tailles et de couleurs différentes. Accrochées les uns aux autres, en petits trains bariolés, les mots circulent et serpentent dans nos têtes, et puis d’une tête à l’autre. Les mots sont beaux ou laids, courts ou interminables, mais ils circulent sans s’arrêter, nuit et jour, du soir au matin et du matin au soir, des rêves éveillés aux pires des cauchemars. La plupart sont sans idée, des mots pour ne rien dire, mais certains sont des mots qui disent tout. Beaucoup sont sur des rails, luisants, toujours les mêmes, avec des parcours obligés. Il y en a qui pourrissent, sentent mauvais, gonflent tellement qu’on les appelle les gros mots. D’autres, les plus creux, s’envolent et disparaissent à l’horizon des mémoires des gens. Pas facile de savoir toujours s’ils sont légers ou lourds. Certains pèsent des tonnes, impossibles à décoller, bourrés d’émotions, de sentiments et de vérité. D’autres saignent de multiples petites fissures de souffrance, des mots si lourds de leurs maux et si douloureux, qu’on a du mal à les comprendre, tant on aurait préféré ne pas les avoir entendus. Alors ils se détachent lentement, pour finir en petits trains perdus, rouillés, oubliés derrière la végétation sauvage de petites gares désaffectées. Attention, ces mots-là sont de la dynamite. Un jour de grand vent, de tempête ou de tremblement de terre, voilà les petits wagons qui remontent les voies, retrouvent les rails, débloquent les aiguillages et viennent semer la terreur les jours de pointe à la gare du Nord. Bien sûr, n’oublions pas aussi les grands mots, si beaux, si larges, qui par-dessus les toits s’envolent en planant au-dessus des têtes. Ce sont de si grands mots que plus personne ne sait ce qu’ils veulent dire. Ils volent en escadrilles : « Inclusion », « progrès », « handicap », « république », « démocratie », « projet », « commission ». Ils cachent le soleil derrière de magnifiques nuages incompréhensibles. Ce sont les maîtres du ciel. Seuls quelques fauconniers, experts en volerie, savent les diriger afin de domestiquer les foules de spectateurs ébahis. Enfin il y a les mots immenses, les rois des airs, aigles, vautours ou gypaètes barbus aux envergures incommensurables, ceux qui planent si haut qu’un regard s’est perdu. Pour eux, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui ont donné leur vie. « Amour », « Liberté », « Égalité », « Humanité » ! Ce sont de grands planeurs qui ne vivent que dans les nuées, leurs ailes de géants les empêchent de marcher. Ils sont à tout le monde mais vraiment à personne. Pas le temps d’en disséquer le sens, ils meurent. Leurs restes empaillés décorent les vitrines de certains musées ou les sombres couloirs des châteaux des puissants. Jamais personne n’est arrivé à les attraper vivants.
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