Grand-peur et misère
de Bertolt Brecht
Brecht y brosse un tableau de la société allemande dans les années sombres. La Compagnie du Midi, créée en 1998, nous présente 13 scènes où s’inquiètent et s’agitent le petit peuple crédule ou critique (gens de maison, ouvriers, chômeurs…), le bourgeois timoré, terrorisé par un régime qui fait de la suspicion et de la délation son credo. On se méfie de tout et de tous, de son voisin, de sa famille, de ses propres enfants endoctrinés par les Jeunesses hitlériennes, qui dénoncent en ricanant leurs parents. La séquence intitulée Le Mouchard (Le Mouffard !) décline en tableaux linéaires les tourments endurés par les parents d’un petit monstre superbement interprété par Samuel Racine.
Le rideau s’ouvre sur un grand mur gris qui clôt l’espace scénique : immeuble anonyme d’une Allemagne grise, elle aussi. Trois fenêtres, une porte vont permettre l’intrusion d’un spectateur voyeuriste. De plus, les murs ont des oreilles !
Dans un halo de lumière apparaît une silhouette ondulante, drapée d’un long tissu rouge qui flotte comme un drapeau. C’est le récitant – conformément à l’esthétique du théâtre didactique -, il annonce dans un préambule mi-chanté (la voix grave et chaude de Manon Leroy rappelle celle Marlène Dietrich) mi-récité, la teneur de la pièce :
Le peuple qu’il allait appeler sous les drapeaux,
Hommes, femmes, où ils en sont, ce qu’ils pensent. »
Ainsi, les 13 scènes sélectionnées vont constamment osciller entre burlesque et tragique, dérision et pathétique. Bien réussie et bien cadrée, assurée par Antoine Chatelard et Ombeline de la Teyssonnière, la scène d’amour ponctuée de oh ! ah ! entre la femme de chambre du tableau 3 « La croix blanche », et son amant, le cynique officier SA, Theo, un peu pressé avant une « expédition punitive » nocturne. Antoine Chatelard, qui interprète Théo, et Florent Malburey, l’ouvrier, exécutent parfaitement leur jeu de rôle dans un face à face où l’ouvrier dénonce la misère et la pénurie du peuple sous le III° Reich. Pourtant l’ouvrier, marqué d’une croix blanche, échappe de justesse au piège !
Dans « L’heure de l’ouvrier », tableau 6, on assiste à une virulente critique du national-socialisme qui ne connaît pas le pessimisme. Caricature de Goebbels sur musique de cirque, caricature des ouvriers manipulés par le directeur d’usine. Tristes marionnettes qui disparaissent à tout jamais dans le jeu de massacre !
Ainsi, se succèdent les procédés comiques qui déclenchent les rires du spectateur : la bonne aux nattes blondes qui surgit au rythme d’une tyrolienne, ou le mécanique « Heil Hitler ».
La noirceur du régime n’est pas toujours masquée par la dérision, elle apparaît parfois dans toute son horreur, sans l’écran protecteur du mur. La courte scène « Au service du peuple » évoque un camp de concentration où un corps ensanglanté est frappé par son bourreau pervers. C’est la « schlag » en direct ! « Frappe sur le ventre », ordonne un supérieur.
Mensonge, délation, torture, propagande, argent volé au peuple, tels sont les ingrédients du national-socialisme. On refuse la douleur même - « La caisse » - on nie le deuil.
Bravo à la Compagnie du Midi qui nous offre un spectacle de grande qualité. Les cinq acteurs incarnent parfaitement leurs nombreux rôles (45 ). Un bel exploit !
La mise en scène minimaliste est réussie, le choix des objets (bottes, schlag, téléphones, radio, drapeau, croix) contribue à interpeller le spectateur, le jeu des acteurs est précis et modulé. Ainsi, la dénonciation de l’horreur se fait sans brutalité extrême. Au spectateur de voir, au spectateur d’entendre ce qui est dit et ce qui ne l’est pas… les non-dits. La dramaturgie brechtienne fondée sur « la distanciation » (Verfremdung) invite à réfléchir. Oui, le spectateur en sortant se pose bien des questions.
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2 commentaires
Commentaire de: spectatrice Visiteur
Commentaire de: benoit Visiteur
Troublant, inquiétant, parfois effrayant d’actualité, ces petits écrans ont vomi tour à tour l’impensable, l’insupportable, la lâcheté, l’ignorance, et le renoncement… Admirablement porté par la mise en scène et les décors, toute distance avec le quotidien, notre quotidien est à proscrire!
Un appel à la réflexion, à la révolte, ou l’humour habille l’horreur avec distance, que n’aurait probablement renié l’auteur…
Nous avons de la chance d’avoir à Coye des spectacles d’une telle qualité. Cette soirée Brecht était une réussite. Les acteurs étaient remarquables, comme la mise en scène, les éclairages, et ces costumes rouges et noirs, le mur gris où s’ouvrent les lucarnes éclairées. Il est réconfortant ce NON qui termine la pièce, même s’il n’a malheureusement pas suffi.
PS : Dommage que les fesses des SS soient floues, on ne voit pas leurs croix gammées décoratives!