L'ECHANGE
de Paul Claudel
par la Compagnie les Larrons
Mise en scène : Xavier Lemaire
C’est une cabane au bord de la mer, en Caroline du Sud, avec une petite fenêtre cachée par une planche. Des mousses s’y accrochent. Une balançoire attend les corps et se meut imperceptiblement. La lessive a été faite, des draps blancs sont étendus. Un ponton s’avance sur la mer, dont on entend le clapotis, et mène à une grande maison là-bas, qu’on ne voit pas, qu’on imagine. « Il est dix heures, et le soleil monte dans la force de sa cuisse. » Des insectes bruissent et la brume de chaleur enveloppe tout, la peau est moite.
Marthe, raccommode le linge posé dans son tablier, jambes écartées sous la jupe large, la petite paysanne venue de France avec Louis qu’elle vient d’épouser. Louis Laine est beau, nu, il s’enroule dans un linge blanc. Il rit. Elle laisse son ouvrage et le caresse, l’essuie. Sur la balançoire il s’allonge contre elle, elle l’étreint.
La pièce commence dans l’amour de la vie, la sensualité, la jeunesse, le plaisir, dans l’amour de cette femme, une terrienne, ardente. Elle a traversé l’océan et suivi le jeune homme insouciant, libre et beau à qui elle s’est donnée tout entière…
Mais les habitants de la grande maison voisine sont revenus de voyage. Ce sont les « patrons ». Ils franchissent le ponton et leur pas fait éclater le bonheur. Thomas Pollock Nageoire, l’homme d’affaires, redingote, haut de forme, pistolet à la ceinture, s’impose en maître. Louis Laine n’est que le gardien de sa maison. Sa femme, Lechy Elbernon, actrice, exhibe en costume clair de cavalière une silhouette parfaite, lumineuse ; venimeuse, elle joue de la cravache et du mépris. Dans leur ennui ils cherchent des proies. Louis Laine est à portée de main qui ne sait pas résister aux tentations de la séduction et de la liberté. Avec une liasse de dollars comme appât, Thomas Pollock lui propose l’échange : des billets pour sa liberté, contre l’amour d’une femme, contre une vie avec Marthe.
En une journée, l’amour est trahi, acheté. C’est facile, car la partie est inégale. Thomas et Lechy, libres et sans attaches, ont l’argent et le pouvoir, ils savent jouer, gagner, posséder ; Marthe et Louis n’ont rien sinon leur nudité, la jeunesse, la fragilité d’un amour neuf et le poids des souvenirs – Marthe a la nostalgie de son pays, Louis celle du peuple indien. Tous deux ne sont pas de taille, l’une avec son amour viscéral pour son homme, l’autre son désir de liberté et ses rêves. Mais l’échange ne sera pas consommé, la mort de Louis et les flammes qui anéantissent la puissance de Thomas y mettront bon ordre.
Dans la pièce de Claudel, il y a cette histoire, bien sûr, de deux couples et de deux mondes qui se heurtent. Il y a aussi la langue, servie par des comédiens qui en ont intégré la poésie : celle-ci n’est plus un ornement, elle devient le langage naturel des personnages. La poésie est aussi dans l’atmosphère qui se crée, dans le bois, le linge, dans le soleil qui brûle ou la nuit qui descend ; on entend les crapauds-buffles, la lune se montre, un gong retentit. La mise en scène de Xavier Lemaire joue avec les éléments du décor – créé par Caroline Mexme. Devant la cabane toute simple, une aire de planches où vivre le quotidien, coudre, s’allonger, se rencontrer, regarder, et le chemin qui mène ailleurs… à la maison de Thomas Pollock. Si Louis s’y avance, c’est pour dîner ou coucher chez les autres. Début de la trahison. Marthe reste le plus souvent collée à sa cabane. C’est là qu’est sa vie, elle y coud, lave et aime. A la nuit tombée on voit encore derrière la fenêtre l’ombre de son visage. La balançoire, outre qu’elle évoque la langueur des balancelles du Sud, favorise les mouvements des corps, accompagne naturellement les caresses, les étreintes… et le vol du papillon de nuit, le déploiement de ses ailes noires rayées de rouge – le costume de papillon de Lechy, superbe création de Virginie Houdinière.
Saluons les acteurs, leur présence, leur sincérité de jeu, la force qu’ils donnent au texte de Claudel. Isabelle Andréani est une Marthe magnifique. Elle a une voix. Une voix chaude, profonde, qui donne de la chair aux mots. La passion de Marthe pour Louis, elle la vit, ses bras enveloppent, son visage et son corps disent le désir et le bonheur comme la souffrance. Gregori Baquet prête à Louis un corps plein et harmonieux qui réjouit… Il est vibrant, mobile comme le jeune sauvage qu’il incarne, les yeux clairs, ardents pour exprimer le désir de liberté. Avec Gaëlle Billaut-Danno, c’est le serpent qui entre en scène. Elle est parfaite dans ses sourires qui enjôlent, la silhouette qui ondule, insaisissable, belle et redoutable. Xavier Lemaire compose un Thomas Pollock puissant et lourdaud, coincé dans son costume et ses certitudes de marchand. Plus attirant quand le chapeau est jeté, il gagne en souplesse et en humanité. Marthe devient alors capable, au dénouement, de lui prendre la main. Cette belle image finale, elle signe, plus qu’un échange, un accord entre deux êtres qui finalement se trouvent.
Pour saluer ce grand moment de théâtre, le public enthousiaste n’a pas ménagé les rappels.
Après spectacle
Après le spectacle, le metteur en scène s’est volontiers prêté à un « échange » avec les spectateurs qui s’attardent dans le hall.
La version qu’il a montée, explique-t-il, est la seconde version de la pièce, écrite soixante ans après la première, soit en 1951, à la demande de Jean-Louis Barrault. Un « accoutrement lyrique », disait Claudel, alourdissait la pièce, dont il a voulu la débarrasser. L’œuvre est intéressante, dit Xavier Lemaire, car elle présente les quatre facettes de l’âme de Claudel ; il est dans chaque personnage. Il avait la volonté de construire, et comme Louis la volonté de se dire : je ne vais pas être attaché toute ma vie à la même femme.
Cette pièce qui a été servie par les plus grands, comme Jacques Copeau, George Pitoëff, Pierre Brasseur, Jean-Louis Barrault, Laurent Terzieff, est mythique, car on peut considérer que Claudel est le grand-père de Tennessee Williams. Il y a « de la chair, un côté implacable, irréversible. »
Le décor, Xavier Lemaire l’a souhaité à la fois réaliste et onirique, constitué de planches disjointes, et de quatre lieux : la cabane, la balançoire, la potence, le ponton. Il y a la liberté et il y a la mort aussi. Pour la musique, quelque chose de simple, comme trois notes de piano, et le gong : que la pièce ait un côté sacré et que chacun joue avec sa puissance charismatique. Son objectif, qui est une belle définition du théâtre : que le spectateur puisse être badaud et oublie sa vie.
« J’ai suivi les didascalies de Claudel – c’est Claudel qui a voulu que Louis soit nu au début de la pièce – car je me suis dit que, soixante ans après sa première version, les indications de jeu sont celles d’un homme de théâtre qui a vécu. A moi, de faire le Champollion ! J’ai choisi des acteurs matures car le texte demande de la puissance. »
Claude Domenech remarque : Le texte est très poétique, et ce que j’apprécie c’est que cela coïncide avec l’authenticité du jeu.
- C’est justement cela, le sens de mon travail : comment aller chercher chez l’auteur la vérité du jeu. Il a fallu plusieurs étapes pour arriver à cette incarnation. En octobre 2010 nous avons travaillé pendant 15 jours au théâtre Mouffetard, en février on a construit le décor et travaillé un mois. En avril il a fallu cinq semaines pour monter la pièce. Et nous l’avons jouée à Avignon en juillet 2011. Ces étapes ont été nécessaires pour que tout murisse. Nous en sommes à la 65° représentation et les acteurs disent découvrir encore. On a besoin de passer par des strates, car il faut comprendre cette langue poétique, lui donner des images. Pas un seul mot du texte n’a pas une image concrète qui ne lui soit associée.
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2 commentaires
Commentaire de: Sentimancho Visiteur
Bonjour,
Est-ce que vous savez si ils vont se produire à Paris? J’aimerais bien aller voir ça!
Merci d’avance pour votre retour.
Commentaire de: Marie Louise Membre
Merci pour votre visite.
En consultant le site de la Compagnie des Larrons, je vois que la pièce a été rejouée en Avignon, mais aucune autre programmation n’est affichée.
Une consolation : la pièce est maintenant sur DVD. Voir le site pour commander.