Du pain plein les poches
De Matéi Visniec
Calliope et le Théâtre de l’Exil
Mise en scène : Christian Besson
Vous êtes déjà passé près d’un puits au fond duquel un chien est tombé ? Si c’est le cas, qu’avez-vous fait ? Sinon, prenez quelques minutes pour l’imaginer. Envisageriez-vous de descendre dans le puits pour secourir l’animal ? Chercheriez-vous de l’aide ? Ou un objet pour tenter de le remonter à la surface ? Lui donneriez-vous à manger ? Passeriez-vous votre chemin ?
C’est à cette situation que sont confrontés les deux personnages de la pièce de Matéi Visniec. Bon, à deux, c’est plus facile quand même, direz-vous. Pas sûr. Car à deux, on discute, on argumente, on envisage, on réfléchit, on pèse le pour et le contre… pour constater finalement qu’on ne sait pas quoi faire. La discussion peut donc s’éterniser et laisser le chien dans son trou. Après tout, qu’allait-il faire dans cette galère ?
Sinistre, pensez-vous. Pas vraiment car l’humour du texte et l’interprétation des comédiens sont ravigotants. Ces deux personnages nous ressemblent, aux prises avec leurs faiblesses, leurs incohérences, la lâcheté qu’ils dissimulent derrière une rhétorique de jésuite. On rit d’eux, de leur mauvaise foi et de leur pusillanimité. Ils n’ont pas de nom, ils sont habillés à peu près de la même façon, un manteau marron-kaki, plus ou moins soigné. L’un porte un chapeau, l’autre boitille et s’appuie sur une canne. L’homme au chapeau est le plus sérieux, Georges d’Audignon donne de la tenue au personnage. On sent qu’il est volontaire et décidé à sortir le chien du puits. Il se tient droit, coincé dans son pardessus bien boutonné, lunettes d’intello, pas mesuré, le chapeau cache un peu le visage, c’est pratique. Lui, il veut de l’action, sauver le chien, aller chercher une échelle, une corde. Tous nos espoirs, et ceux du chien, sont en lui.
Mais la moindre objection l’arrête. L’action, il en parle, c’est tout. Le comédien excelle dans ces hésitations entre la fermeté et le recul. Ses idées sont piétinées par l’autre, l’homme à la canne, à l’allure de vagabond, l’anarchiste, qui ne croit à rien et rit de tout. Thierry Chapiot lui donne une dynamique. Il boite mais il est sans cesse en mouvement, souple, le sourire large, ironique ou méprisant. C’est l’homme de doute, qui conteste systématiquement les affirmations de l’autre et utilise la mauvaise foi pour manipuler.
Avec ces deux-là, le chien est mal parti, vous vous en doutez. Tout ce qu’on fera pour lui, c’est lui jeter du pain.
Que se passe-t-il finalement dans cette pièce ? Rien. La scène est un no man’s land d’où émerge la margelle d’un puits. Le dialogue tourne en boucle et ne progresse pas, les mots ont perdu leur sens et ne conduisent pas à l’action. Entourés d’obscurité, l’homme à la canne et l’homme au chapeau vivent aussi dans un puits, comme nous dans l’obscurité de la salle. Ils ne le savent pas, nous non plus. Pas de secours à espérer puisque personne n’agit. La seule chose à espérer c’est qu’un jour… peut-être… quelqu’un jettera un morceau de pain.
Avec une mise en abyme, un emboitement de poupées russes, nous nous retrouvons à la place de ce chien à qui l’on jette du pain et que personne ne tirera du puits. L’horreur ! Image de la condition humaine à qui une quelconque divinité consentirait quelques faveurs pour qu’elle ne périsse pas complètement ? Image du peuple roumain sous la dictature communiste de Ceaucescu ? Image de celui qui fait la charité, de celui qui abandonne, ou de l’indifférent qui passe son chemin ?
Cette très belle pièce, servie par deux comédiens convaincants et passionnés, a été chaleureusement applaudie par le public du Festival. Leur énergie est stimulante, car ils laissent espérer au long de la représentation que oui, ils vont réussir, que leurs paroles ne seront pas vaines, que l’action viendra, qu’ils aideront cette bête et la sortiront du gouffre. Alors on attend. Comme le chien.
DU PAIN PLEIN LES POCHES De Matéi Visniec
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5 commentaires
Commentaire de: Françoise Visiteur
Commentaire de: Jacques Bona Visiteur
A la fin de la pièce, sans doute en conclusion de leurs vains questionnements, les deux personnages observent que quelque chose tombe du ciel : c’est de la mie de pain, une pluie de mie de pain. Cet envoi céleste ne rappelle-t-il pas la manne providentielle envoyée par Jéhovah aux Hébreux affamés dans la traversée du désert Sinaï ? Et ce désert n’a-t-il pas un rapport avec le grand creux que dessine l’impuissance des deux hommes qui parlent près du puits ? Le puits n’est-il pas lui-même la représentation de la profondeur de leur vide spirituel ?
Matei Visniec nous dit en somme que, si les Hébreux ont été nourris par la manne, c’est que leur recherche était énergique et vitale : les Hébreux espéraient aller en Terre Promise ! Il dit, en revanche, que, si les hommes se contentent d’énumérer les obstacles physiques ou moraux susceptibles de freiner leurs élans, ils tomberont eux-mêmes au fond du puits de la désespérance où ils ne seront nourris que de miettes.
Une magnifique pièce donc, tout à fait métaphysique et pourtant remplie d’humour, que servent Thierry Charpiot et Georges d’Audignon, deux comédiens doués du talent musical d’organiser leurs discours autour de leurs silences, et Christian Besson, metteur en scène d’intelligence avec le ciel. Dans leurs poches ils ont tous trois trouvé de la brioche.
Commentaire de: Marie Louise Membre
C’est une pièce décidément passionnante car elle fait surgir toutes sortes d’associations. Il fallait y penser : la manne ou les miettes… l’histoire des Hébreux… Quel parcours!
Ce Festival nous a donné des représentations spectaculaires. Et là pourtant nous étions à l’opposé : pas de décor, pas de musique, pas de costumes. Quelques bougies pour éclairer. Mais il y avait l’essentiel : un beau texte et des acteurs dirigés pour le servir.
Commentaire de: charpiot thierry Visiteur
Merci Marie Louise pour ton article. Merci Françoise et Jacques pour vos commentaires. Ils m’apportent une réponse que je sentais confusément sans en trouver les mots justes… Cette dimension spirituelle dont tu parles Jacques m’interpelle vraiment… Il y a largement matière à méditer puis à agir dans nos vraies vies. J’ai adoré jouer ce texte. Nous aimerions que l’aventure se poursuive et tu nous as offert un très bel angle d’attaque pour aborder l’avenir qui s’offre aux gens de coeur !!!
Commentaire de: Marion Florence Visiteur
Thierry et Georges, remontez cette pièce et celles d’Alain Cadéo , Florence
Excellente critique qui éclaire certains aspects, restés pour moi obscurs, de cette pièce.
Effectivement, si nous côtoyons quotidiennement ceux qui sont au fond du puits sans rien faire d’autre que discutailler, leur jeter du pain – ou des pierres – nous pourrions bien subir un jour le même sort. Que nous soyons de ceux qui gémissent ou se taisent, il n’y aura personne pour nous sortir de là.
Les costumes marron ont remplacé les costumes noirs. Mais pourtant, cette fois, on est vraiment au fond du trou.