À Claude
J’étais au Centre culturel ce dernier samedi, venue pour la poésie.
Rémy Chevillard y avait imaginé une soirée chaleureuse pour dire sa passion de la poésie : « Pages célèbres, poésie à la carte ». Nous n’étions pas assis dans les gradins – ces gradins que tu avais voulus, Claude, dont tu voulais avec obstination qu’ils ne soient jamais démontés, tant te semblait indiscutable la vocation de la salle – mais sur la scène aménagée en décor de restaurant : petites tables recouvertes de nappes blanches, vin et cidre à notre portée, recueils de poésie laissés là. Le diseur de poésie devant nous, ou assis familièrement à une table. Et sont venus alors les grands textes de notre littérature. Ceux que tu aimes, ceux dont tu as enseigné, avec une ferveur que tu communiquais à tes élèves du lycée de Chantilly, la beauté et la force. Baudelaire, Mallarmé, Hugo, Rimbaud, Apollinaire… et Nerval en compagnie duquel tu travaillais encore récemment. Pensant à toi qui luttais pour vivre, j’ai écouté, émue, recueillie « El Desdichado » :
Je suis le ténébreux, - le veuf, - l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie…
Tandis que la voix de Rémy exaltait ces chants, je t’ai senti tout près. Là. Sur cette scène. Sur ta scène. Là où tu as joué Alceste… ce misanthrope que tu n’étais pas, mais dont tu aimais assez l’exigence pour reprendre ses paroles :
« Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur,
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur. »
Sur cette scène où j’étais samedi, les souvenirs sont venus, qui se mêlaient aux poèmes.
La scène sur laquelle tu as parcouru des kilomètres, allant et venant, courant presque, infatigable pour montrer à l’acteur que tu dirigeais, avec patience et toujours l’encourageant, le geste, le déplacement, l’intonation, un rythme de phrase, une intention cachée… ou filant de ton pas vif et décidé entre régie, plateau, coulisses, réserve des décors… C’est en ce lieu que tu as transmis ta passion du théâtre. Dans ce Centre culturel que tu as voulu, dont tu as suivi les travaux, dans cette salle unique dans la région – tu étais fier de le dire ! – que tu as fait équiper pour qu’elle soit aujourd’hui capable d’accueillir le Festival que l’on connaît, le Festival que tu as créé, c’est là où tu as transmis le théâtre.
D’abord à tes troupes. Je peux bien parler au pluriel car tu en as eu des dizaines, tant il y a eu d’acteurs qui ont renouvelé ta troupe d’origine de jeune metteur en scène, La Lucarne. Sans compter tous ceux qui, adolescents, ont découvert avec toi la passion du théâtre et qui, trente ans après, la gardent encore intacte et la vivent toujours. A tous tu as permis, gens de tous âges, de toutes origines, de toutes cultures, gens ordinaires et gens de talent, ceux qui avaient une voix et ceux qui n’en avaient pas, à tous tu as permis le théâtre.
Pas n’importe lequel, non. Le théâtre des grands. Car tu avais l’exigence. Il fallait des textes, de vrais textes, la littérature. Tu les as invités à Coye, Shakespeare, Tchekhov, Arrabal, Molière, Claudel, Tennessee Williams, Camus… Calderón, Lorca… La liste est longue, je ne la finirai pas. Depuis quarante ans tu les as donnés aux Coyens, chaque année, sans manquer un rendez-vous. Tu as donné au public de Coye ce qu’il y a de meilleur dans le répertoire. La culture, elle devait être pour tous, c’était ton engagement de professeur de lettres et ton engagement d’homme. Il fallait transmettre, partager, ne pas garder les trésors de la littérature pour soi et un petit cercle d’initiés.
Sur cette scène tu as invité les enfants des écoles de Coye. Et pendant des années tu leur as montré comme c’était drôle, grave, sérieux, passionnant de jouer la comédie. Ils quittaient l’école et montaient sur les planches. Quel bond magique ! Enfants, adolescents, adultes, combien sont-ils aujourd’hui qui ont suivi les cours de l’école de théâtre que tu as créée à Coye ? Combien sont-ils les lycéens qui ont participé à tes ateliers à Chantilly, qui ont présenté une option théâtre au bac ? Nous étions tous tentés par l’aventure que tu offrais. Elle fascinait. Un jour, moi aussi j’ai osé. Tu m’as permis cette audace.
Après quelques années d’apprentissage, devenue moins gauche, j’ai fait jouer mes élèves. Et je me souviens qu’après chaque représentation je te téléphonais et je te disais merci. Merci pour cette immense joie du spectacle abouti, merci pour l’enthousiasme des enfants, merci de m’avoir permis de transmettre aussi.
Je n’ai pas eu le temps de te raconter une rencontre émouvante avec Aude Léger, une ancienne élève du club de théâtre de mon collège que je n’avais pas vue depuis une quinzaine d’années. Je l’ai retrouvée en janvier à La Manekine de Pont Saint-Maxence, comédienne professionnelle dans une adaptation du « Grand Voyage », de Jorge Semprun. Son talent m’a impressionnée au point que je voulais absolument te dire : « Claude, regarde le chemin ! Regarde le chemin que tu as ouvert. En arrivant à Coye je n’avais pas mis un pied sur une scène. Grâce à toi j’ai appris, j’ai joué, puis transmis à mes élèves ce que tu m’avais appris, et cette jeune femme qui jouait George Semprun vit maintenant avec le théâtre, fait vivre le théâtre et le donne à son tour aux lycéens. » C’est ce même parcours que tu as ouvert pour notre Lucy Samsoën, petite élève de sept ans à l’école de théâtre et que nous avons applaudie au Festival dans La Flûte enchantée.
Merci, Claude, voulais-je te dire, pour cette chaîne de transmission, pour ce rayonnement du théâtre dans nos vies. Est-ce à cause de cela que tu as mis le théâtre au centre de ta vie ? Parce qu’il rayonne, parce qu’il va vers les autres ?
« Le logis est plein d’ombre, écrivait Victor Hugo, et l’on sent quelque chose/Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur ». Pour nous, l’ombre est venue. Mais les dizaines de pièces de théâtre que tu as montées nous éclairent encore, comme les poèmes dits par Rémy, ancien élève de ton école de théâtre sur la scène que tu as fait naître et vivre.
Nous étions rassemblés samedi autour de la poésie là où tu avais travaillé, répété, répété encore, transporté des décors extravagants, accroché des années durant les pendrillons noirs et les projecteurs – je me souviens de Fabrice et d’Isabelle encore enfants, à tes côtés, pressés de montrer qu’eux aussi pouvaient placer une gueuse ou porter un projecteur. Et je me suis souvenue de Jean-Didier et de Frédo partis trop tôt, de ces dimanches où je te voyais avec tes comédiens de l’époque - Patrick, Pierre, Jean-Mi et bien d’autres - marteau en main, qui construisiez sur le parking à côté du Centre le décor que tu avais imaginé. Je me suis souvenue du « Malentendu » joué au Mans devant six personnes, puis devant les Tchèques à Prague…
Après l’envol des alexandrins de Du Bellay et de Victor Hugo, nous sommes restés un moment encore dans l’émotion de leur récitation, silencieux, puis Danielle, ta fidèle amie de théâtre, a dit un poème de Verlaine… puis ton nom, comme une évidence, est venu à notre table. Nous avons parlé de toi – Jacques, Catherine, Claudette, Yves, Thierry, Danielle… –encore assis, membres d’une même famille, sans envie de quitter ce lieu, parce que tu étais là.
Portrait de Claude Domenech interviewé par le blog en mai 2009 :
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8 commentaires
Commentaire de: Posson Camille Visiteur
Merci Marie, joli hommage à notre Claude . J’ai versé ma petite larme en repensant à toutes les belles choses que nous avons fait ensemble pendant plus de 20 ans . Je n’étais encore qu’une enfant à l’époque et j’ai tellement de jolis souvenirs dans mon coeur . Ils y resteront à jamais . Claude a fait en partie de moi ce que je suis aujourd’hui et je l’en remercie . Une si belle rencontre , pleine d’émotion , de découvertes , de passion . Il va me manquer terriblement .
Commentaire de: Isabelle S Membre
Merci pour cet émouvant hommage à Claude.
De sa fougue à vouloir partager la beauté du Bateau Ivre ou les pièces de Musset je me souviens encore, alors que j’ai eu la chance d’avoir Claude pour prof de Français il y a plus de 30 ans. Ainsi, certains enseignants vous impressionnent à vie.
Qui d’autre que le couple Domenech aurait eu l’audace de prendre la route pour Avignon avec, sous leurs ailes, leurs propres enfants en bas âge, mais aussi ceux des autres : les acteurs en herbe de la troupe de la Lucarne que nous formions alors, mineurs entre 15 et 18 ans pour la plupart ?
Merci Claude d’avoir su nous communiquer ton amour des planches.
Le sens du partage et de l’action ensemble, tu l’avais aussi. Les amitiés qui se sont créées cet été-là sont toujours vivaces, mais bien sûr tu as fédéré d’autres groupes et avec Michèle, Isabelle et Fabrice, nous sommes nombreux à te pleurer.
Coye a perdu l’un de ses enfants et c’était un grand homme.
Isabelle.
Commentaire de: Pierre Visiteur
Mon très cher Claude,
Ton départ me laisse sans voix, avec une boule au fond de la gorge, avec des larmes dans les yeux et une peine sincère et profonde.
Je savais mon estime pour toi; je mesurais bien que grâce à toi j’ai aujourd’hui des amis formidables avec lesquels nous brûlons les planches; j’avais bien conscience du plaisir de nos rencontres, quelques fois par an, lors du festival ou quand tu venais voir la Compagnie (tu n’as jamais manqué un spectacle et tu as même fait notre régie, pour nous dépanner) …
Je savais tout cela, mais je ne me doutais pas que ta maladie d’abord puis ton départ désormais me bouleverseraient autant. Je mesure à quel point tu faisais partie de ma vie car tu étais là au moment ou les rencontres vous façonnent…
Quoi de mieux pour passer à l’âge adulte que des répétitions de ” La dame de l’aube” dans la salle du sauteur ?
Quoi de mieux quand on a 16 ans que de voir un prof suffisamment passionné pour venir chercher ses élèves chez eux pour les emmener en répétition ?
Quel plus bel exemple de constance et de ténacité que l’histoire de La Lucarne ?
Pour tout cela Claude, je te dis merci du fond du coeur et j’espère bien que nous nous reverrons un jour pour monter ensemble un spectacle susceptible d’égayer un peu les Cieux. En attendant, prends un peu de repos.
Très amicalement et très respectueusement. Pierre.
Commentaire de: Jacqueline Chevallier Membre
Dans la carte de menu que Rémy nous a proposée samedi, il y avait aussi un poème de Henry Michaux qu’il n’a pas eu l’occasion de dire. J’aurais envie de le garder jalousement pour moi car il est associé à l’agonie de mon père (une intuition incroyable me l’a fait découvrir à ce moment-là, et je l’ai trouvé tellement beau et si terriblement juste.)
Il était écrit pour lui, pour nous…
Mais les poèmes appartiennent à tout le monde. Je vous le livre :
Rends-toi, mon coeur
Nous avons assez lutté.
Et que ma vie s’arrête.
On n’a pas été des lâches,
On a fait ce qu’on a pu.
Oh ! mon âme,
Tu pars ou tu restes,
Il faut te décider.
Ne me tâte pas ainsi les organes,
Tantôt avec attention, tantôt avec égarement,
Tu pars ou tu restes,
Il faut te décider.
Moi, je n’en peux plus.
Seigneurs de la Mort
Je ne vous ai ni blasphémés ni applaudis.
Ayez pitié de moi, voyageur déjà de tant de voyages sans valises,
Sans maître non plus, sans richesse et la gloire s’en fut ailleurs,
Vous êtes puissants assurément et drôles par-dessus tout,
Ayez pitié de cet homme affolé qui avant de franchir la barrière vous crie déjà son nom,
Prenez-le au vol,
Qu’il se fasse, s’il se peut, à vos tempéraments et à vos moeurs,
Et s’il vous plaît de l’aider, aidez-le, je vous prie.
Henri Michaux - Nausée ou c’est la mort qui vient in Ecuador (1929)
Commentaire de: Rémy Visiteur
Comment ne pas être ému devant une telle disparition.
J’étais sur scène samedi, sur cette scène où enfant il n’y a pas si longtemps je faisais mes premiers pas, à l’école de la Lucarne.
Cette scène qui n’a cessé de me porter dans mes joies et mes peines, dans mes doutes aussi.
Ce qu’il y a de plus magique et de plus terrible au théâtre, c’est la rencontre de l’autre son semblable.
Et Claude, je ne l’ai jamais rencontré. Nos chemins s’étaient séparés avant que d’avoir pu se croiser.
Pourtant, je n’ignore pas tout ce que je lui dois, tout ce que le village et la région lui doivent.
Qu’hommage lui soit rendu, pour son courage, pour sa foi dure et inébranlable dans les textes, dans le théâtre et dans les hommes.
Mes pensées lui sont associées.
Commentaire de: Deshayes Francois Visiteur
C’est avec grande tristesse que les coyens ont appris la disparition prématurée de Claude Domenech. Cette disparition nous a tous touché. Homme de théâtre et de conviction, Claude était un homme engagé dans tous les sens du terme… un homme qui inspire le plus grand respect. Nous pensons à son épouse et à ses enfants. Merci à lui pour tout ce qu’il a donné à notre communauté.
Francois Deshayes
Commentaire de: Jean-François Gabillet Visiteur
Que puis-je ajouter à ces éloges? Homme de convictions, passionné et passionnant tu m’as attiré dans ton monde du théâtre et fait entrer par la petite porte, l’organisation du Festival. J’ai découvert à tes côtés un monde si captivant que j’y suis resté.
Avec toi, la culture a élu domicile à Coye. Nous veillerons, en ton nom, à ce qu’elle continue à y vivre en parfaite harmonie.
Commentaire de: hugues_morin Membre
J’ai dans la tête des souvenirs d’enfant,
Sous l’impulsion de Claude et quelques passionnés sans moyens, le ciné club et la lucarne toute une époque?
Première virée en famille (8 personnes enfants compris bien sûr) au Ciné Club, j’avais dans les 12 ans (50 aujourd’hui) je pense à l’affiche “Les Amours d’une blonde” t’imagine, pas de censure car sortie familiale pour remplir la salle du sauteur à 10%, un vrai régal pour un jeune ado !
Gamin, je me souviens du grand plaisir que ma mère avait de jouer à la lucarne, puis ses petits enfants.
Merci Claude