Les Présidentes
de Werner Schwab
Compagnie Faut Plancher
Mise en scène de Bea Gerzsenyi
Je suis bien emm… j’attendais Marie-Carmen pour écrire sur Les Présidentes. Elle l’avait dit, elle l’avait promis. Pendant qu’on égorgeait un porc sur le plateau, je me disais chouette je pourrai me rétablir demain, histoire d’aller voir Neva et la veuve de Tchekhov l’esprit serein. Encore que là aussi, ce ne fut pas de tout repos puisque le sang des manifestants coulait dans les rues de Saint-Pétersbourg. Mais c’était dehors, pas sous mes yeux. De sorte que je n’ai pas eu besoin de fermer les yeux, comme pour le cochon dont les deux folles fouillaient les entrailles.
Or, depuis jeudi soir rien ! Rien dans l’ordinateur, pas la moindre trace d’une phrase de Marie-Carmen. Rien le vendredi, rien le samedi. Evaporée, évanouie, disparue, dissoute, Marie-Carmen. Où ? Je redoute le pire. Et si c’était au fond d’une cuvette de WC ? Impossible de faire appel à la petite Marie. Vous savez bien ce qui lui est arrivé… Et là encore, aurait-elle eu la force de sortir une femme du goulot de la cuvette ? Une bouteille de bière, c’est déjà un effort incroyable, une boite de goulash c’est encore possible si l’on prend garde à ne pas se taillader au fer du récipient. Mais une femme ! La tirer comment ? Par où ? Sans espoir !
Me voici donc à la place de Marie-Carmen pour vous raconter la vie des trois présidentes dont Werner Schwab disait : « Ce sont des gens qui croient tout savoir, et veulent décider de tout. Je viens moi-même d’une famille de présidentes. » Le pauvre, il n’a donc pas eu la vie facile… car ce qu’il nous montre, ce sont des femmes repoussoirs. Pas les comédiennes. Elles sont magnifiques. Mais leurs personnages… Et quand on pense qu’elles font partie de la galerie de femmes qui traversent le festival et qui ont la suprême distinction de figurer dans le dépliant rose que l’on feuillette depuis le 28 mars, on se dit qu’on était en meilleure compagnie avec Grisélidis ou les Dames du jeudi, voire Christine de Suède, ou même la duchesse d’Aumale à la triste figure du Musée Condé.
L’Autriche et les Autrichiennes
Les Présidentes, c’est donc, racontée par un Autrichien, l’histoire de trois Autrichiennes qui vivent chichement dans un village d’Autriche. Pour créer l’ambiance, les sonneries de cloches, les écoulements de chasse d’eau et la musique tyrolienne, grâce à laquelle on peut imaginer les fameuses culottes de cuir seyantes aux cuisses des mâles autrichiens. Rassemblées autour d’une table sur laquelle Erna fait des saucisses dans un préservatif, Grete, Erna et Marie disent leurs obsessions, leurs angoisses, assènent leurs vérités, s’occupent de leurs refoulements et se défoulent. On parle sexe, religion et défécation pendant une heure et demie. Il faut tenir le choc !
En fait de conversation, trois monologues s’entrecroisent, chaque femme restant enfermée dans sa cage d’obsessions.
Grete est coincée dans un fauteuil roulant, obèse à force de se goinfrer de chamallows — elle en postillonne sur le plateau. Elle ne pense qu’au sexe et aux jouissances qu’elle rêve d’éprouver encore. A défaut, elle déverse son affection sur un chien, puisque sa fille l’a fuie jusqu’en Australie. Le comédien, Philippe Boyaire, crée une femme incroyable qui rit à gorge offerte et déployée : robe de satin jaune serrée sur un ventre gonflé, colliers de grosses perles, coiffure à la Marilyn, rire de star qui exhibe l’impeccable dentition d’un dentier proéminent.
À côté d’elle qui s’étale, Erna se rétrécit, coincée par ses mouvements étriqués. Rien n’est libre et spontané, les cheveux sont serrés sous une toque de fourrure, la robe cachée par un tablier de ménagère. Tout est petit, la silhouette, comme la voix, le costume, les propos. Pingrerie et mesquinerie de la pauvreté. Maria Degano lui donne une forme de fragilité émouvante, tant sa vie semble suspendue aux visites d’un fils alcoolique, Hermann, qu’elle n’en finit pas d’attendre, et aux rencontres avec le charcutier dont elle aime tant le pâté… et qu’elle rêve d’épouser.
Quant à la petite Marie, c’est l’hystérie mystique : sacrifice, pardon, amour des autres. Tout le catéchisme de la religion catholique y passe, ingurgité depuis l’enfance. Cécile Durand est impressionnante : dans son costume bleu-marine de pensionnaire, cheveux tirés, elle joue une Marie torturée dont les mains se crispent sur le ventre et se tordent de désir, de désespoir ou de ravissement. Illuminée par l’ivresse de la sainteté, elle connaît l’extase en purgeant le monde de ses ordures. Parfaite illustration du masochisme. A mains nues, elle va chercher les fèces au fond de la cuvette des toilettes de toutes les maisons du village, béate si elle réussit après des contorsions, voire des blessures, à extirper ce qui obstrue le récipient et empêche la libération de l’excrément.
A défaut de satisfactions immédiates, toutes les trois vivent dans l’attente, l’espoir, le rêve. Celui du plaisir sexuel, du mariage ou de la canonisation. Le choix est large.
Folie et religion
Vous le voyez, Marie-Carmen n’a sans doute pas pu affronter cela jeudi, le déversement sur le plateau des détritus de l’humanité et de la folie des trois femmes. On la comprend ! Car on sort du spectacle assommé, au bord du vomissement ou de l’évanouissement, c’est selon. Il fallait l’entendre cette violence des mots, des gestes, de la folie qui gagne. Difficile de ne pas être épouvanté. Surtout quand sur ce monde à vomir que décrivent les présidentes plane l’ordre moral étouffant de la religion : signes de croix incessants de Marie, sonneries des offices, et le pape qui bénit urbi et orbi. Ne pas oublier la croix sur le rideau noir du fond de scène, seul élément de décor, rappel incontournable des dogmes catholiques.
Curieusement la réalisatrice a fait de la croix un bel objet. Elle n’a pas choisi le terrible bois de la Passion, du condamné à mort. Non, ses contours sont dessinés par des fils de pêche auxquels sont suspendus, mobiles, les objets insignifiants du quotidien, théière, vase, verres... un grand couteau. C’est esthétique, aérien, cela ondule. Une sorte de croix/placard de cuisine, presqu’un simulacre de croix au pied de laquelle les femmes hurlent leur douleur, leur colère et leur folie. Côte à côte, la croix et la folie. Au spectateur de chercher une cohérence ou d’y voir l’incohérence.
Le début de la pièce est assez déroutant, on peut s’ennuyer à entendre des propos dont l’incohérence n’est pas stimulante. On cherche une direction. Et puis, peu à peu, grâce à la progression dramatique et au jeu des comédiennes qui s’engagent totalement dans ce parcours, on entre dans une folie qui croît jusqu’au paroxysme, nous voici face à la démesure, la douleur, la rage d’un auteur obstiné à arracher violemment les oripeaux du monde dans lequel il a vécu et qui lui fait horreur. Comment ne pas en être bouleversé ? Evidemment, ce n’est pas un chemin de roses…
Marie-Carmen, cela méritait d’être vu.
Galerie photos : LES PRESIDENTES De Werner Schwab Lire la suite...
PARTAGER |
Bravo, Marie-Louise, pour ce commentaire dont on a peine à croire qu’il soit improvisé tant il est fouillé et pertinent.