La Bataille d’Eskandar (2)
De Samuel Gallet
Mise en scène et dramaturgie du Collectif Eskandar
Très tristounet, ton article, Jacques ; comment se fait-il que tu n'aies pas été transporté comme nous dans cette histoire fabuleuse ?
J'ai été prise d'emblée : quelle talentueuse comédienne, cette petite bonne femme qui ne paie pas de mine, et qui joue ça, ce n'est même pas du désespoir – c'est relativement plus facile à jouer le désespoir – mais ce manque d'espoir, cet enfermement dans la solitude et le désarroi, quand on vient l'expulser d'entre ses quatre murs où elle est recluse avec son fils de sept ou huit ans, quand il n'y a plus rien à attendre de personne, quand il n'y a rien à espérer et qu'il ne reste plus qu'une seule chose à souhaiter, c'est une catastrophe, une vraie grande catastrophe, quelque chose d'extraordinaire, de grandiose : j'ai cru d'emblée à ce désir de cataclysme.
Non, on n'est pas chez le psychanalyste, à ressasser ses petits tourments personnels ; on est carrément chez les fous, dans le grand délire onirique, et la petite bonne femme y croit tellement que le phantasme devient réalité, son rêve éveillé devient poème lyrique quand le comédien prend le relais, et que la musique, percussions et violoncelle, s'en mêlent, le rêve éveillé pour nous devient conte fantastique, et la magie des mots, leur scansion, l'énumération poétique de tous les animaux échappés du zoo, on y croit, on les rêve, on les voit.
J'ai trouvé ce spectacle formidable. Les deux comédiens – mais également les deux musiciens à leur écoute et à leur service – sont d'une humilité et d'une justesse remarquables. Pas une fausse note, pas un geste de trop, pas d'artifice, pas d'esbroufe, pas d'effet tonitruant, rien que le récit avec des accents de sincérité émouvants. Comme tu le fais remarquer, Jacques, tous sont très modestement, et très banalement habillés, chemise et pantalons jeans, sauf que la petite bonne femme qui ne payait pas de mine devient, non pas Mme de F. , comme tu dis, mais Madame de Fombanel, s'il-vous-plaît, par le seul fait qu'elle a revêtu une veste de velours noire, discrète pourtant, elle aussi, mais là est toute la force de l'imaginaire. Ce nom d'emprunt et cette veste volée, c'est l'équivalent de l'anneau magique dans les contes, l'équivalent de ce petit accessoire qui, si vous le possédez, vous rend tout d'un coup riche et puissant : c'est la revanche des humiliés, des expulsés, des harcelés au travail, des ignorés, rabaissés, écrasés par leurs supérieurs hiérarchiques, des laissés pour compte de notre société, de tous les invisibles, de tous les inexistants – ceux qui sont niés dans leur existence même –, de tous ceux qui, sans être forcément misérables, sont enfermés dans une vie étriquée, un morne quotidien, crevant d'ennui, et qui rêvent, oui, qui rêvent, au point où ils en sont, que tout s'écroule autour d'eux, pour enfin connaître l'aventure, enfin vivre.
Évidemment, si on refuse de lâcher la bride, si on ne veut pas croire qu'un crapaud puisse se transformer en prince charmant ou qu'un loup au coin du bois puisse adresser la parole à une petite fille, si on ne peut pas laisser aller son imagination et s'aventurer dans l'irrationnel, très trivialement si on ne veut pas entrer, on reste dehors ! Quel dommage pour toi, Jacques, que tu sois resté sur la rive alors que nous étions embarqué pour un voyage fantastique. Nous sommes nombreux à trouver que, par son originalité, sa force, sa justesse, sa cohérence, par la beauté de la langue et la puissance du récit, La Bataille d'Eskandar, parmi tous les beaux spectacles que nous avons eu à voir jusqu'à présent au festival de cette année, La Bataille d'Eskandar se place tout en haut du panier.
L'émotion était présente, oh ! combien, dès cette première rencontre – et avec l'émotion, l'envoutement, l'admiration, l'enchantement, la joie, l'étonnement, etc., etc., bref, tout ce qu'on peut souhaiter au théâtre. Nous ne pouvons que souhaiter, oh ! combien ardemment, de prochains rendez-vous avec Eskandar.
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2 commentaires
Commentaire de: Jacques Bona Membre
En dépit des critiques consensuelles opposées à mon compte-rendu, je confirme que, dès l’ouverture du rideau de La Bataille d’Eskandar, je me suis senti frustré par la réalisation théâtrale du rêve de la pauvre Mme de F… Un tel titre m’avait fait espérer d’entrer dans un symbolisme mythique d’une envergure toute autre que cette malheureuse image de deux comédiens derrière un micro entourés de leurs deux musiciens, quelques valeureux qu’ils soient ensemble et dans leurs interprétations respectives. Je vous accorde aussi que j’ai pris ensuite le même plaisir que vous à leurs interventions. Par malheur, je pensais en même temps que j’avais été invité dans un grand restaurant étoilé *** dont on ne me faisait visiter que les cuisines. Les odeurs y étaient appétissantes, mais les plats promis absents. Je ne m’attendais évidemment pas à un véritable tremblement de terre, mais à une évocation artistique grandiose qui me permettrait d’entrer dans le royaume de la tragédie antique. Le discours s’est, hélas ! arrêté à celui d’une patiente d’un Jung qui aurait abjuré sa culture. Pour faire bref, j’attendais “Anna Karénine” et j’ai assisté aux “Deux orphelines” ! Mais cela n’engage, bien sûr, que mon opinion…
(Rassurez-vous pour moi, le lendemain, dans un environnement scénique tout de modestie, Céline, derniers entretiens atteignait les sommets attendus)
Jacques
Commentaire de: Marie Louise Membre
Comme c’est intéressant cet échange de points de vue! On a de la chance de pouvoir discuter ainsi.
Céline c’est autre chose. Un spectacle parfait mais un personnage haïssable.