Bonjour, Tristesse ? Comment ça va ? ̶ Ça va, ça va ! ̶ Et les guerres ? ̶ Ça mijote, ça mijote. ̶ Et la Terre ? ̶ Ça tremblote, ça tremblote. ̶ Et la Mer ? ̶ Elle est en colère. Elle dévore la Terre, avec des vagues comme de grandes dents et des hurlement de vents déments. ̶ Alors, euh, les poires ? ̶ C’est le désespoir. ̶ Bon. Et les pommes ? ̶ Elles pourrissent, comme les hommes. ̶ Et les femmes ? ̶ Y’en a beaucoup qui perdent leur âme. ̶ Et les enfants ? Dis ! Et les enfants ? Même la Tristesse, elle se tait. Pour les enfants, c’est la honte. Où est passée ma belle humeur ? Le cœur me ronge. Les temps ont-ils à ce point changé ? Les démocraties ne seraient-elles que de petits intermèdes dans ce monde d’autocrates tyranniques ou d’oligarques corrompus, vaguement élus ? Les leçons des déflagrations mondiales ne leur ont laissé qu’un goût de revenez-y. Des missiles pointent leurs nez obscènes hors de leurs silos. Le prix du pétrole monte, autant que baisse celui de la vie. Les nouveaux poilus sont prêts, arme au pied, dans leurs tranchées boueuses . Les guerres justes et propres de nos aînés sont remplacées par d’encore plus justes et plus propres. Nos braves machos préfèreront sacrifier leur vie que leurs bourses sur l’autel du grand ordre patriarcal. Le sang des innocents va encore se diluer dans les océans. Messieurs, serrons les rangs ! On a compté les féminicides, les femmes violentées, les enfants « incestés », comptera-t-on les dommages collatéraux des victoires de nos héros ? On va tout normaliser. Notre technologie a automatisé les caissières, mais pas les femmes prostituées. Elles vont redevenir nos courageuses travailleuses du sexe au service de la nation, pour la splendeur de nos armées. Elles vont monter au grade d’assistante à la santé sexuelle, pour garder aux pauvres garçons handicapés le droit de baiser. La marchandisation des femmes porteuses de bébé deviendra éthique, oubliant le sacrifice contre rançon de l’amour maternel, pour le triomphe eugénique d’acheter un enfant « conforme » à ses bons gènes. Faudrait pas se faire livrer une fille handicapée, au prix que ça coûte ! Qui va se poser le problème des migrants en temps de guerre ? Et des vieux ? C’est fini les vacances en EHPAD. Les vieilles, au boulot ! Le monde va retrouver ses vieilles croyances, le veau d’or de la raison du plus fort et le mètre-étalon de la raison du plus riche. Les destructeurs vont piller, raser, incendier. Les bâtisseurs vont élever des monuments à la gloire éternelle des empereurs les plus cruels. On va tout normaliser.
Le jour se lève. Tout prête à la bonne humeur et à l’optimisme. Les omicrons s’apprêtent à estomper leurs vagues destructrices et l’avenir réapparait derrière les nuages roses de l’aube. Les grognements de chiens en laisse des armées étrangères résonnent dans les sous-bois des forêts frontalières, décorant de vert sombre leurs frondaisons, déjà frissonnantes de l’attente du printemps. Le monde bouge. La glace se fendille. Bientôt les beaux jours. Nos oreilles se sont faites aux débordements mousseux des borborygmes médiatiques et aux cris d’orfraie lancés par les protagonistes électoraux à chaque billevesée présidentielle. Nos yeux scrutent l’horizon en quête de nuées prometteuses, sans s’arrêter aux miasmes atmosphériques des pollutions industrielles. Nos bouches restent mi-closes. Les paroles s’éteignent sous le masque hygiénique, qui ne laisse échapper que les harangues des anti-quasi-tout et leurs vociférations libertariennes. Aux orées des bois, parés d’espoir et de pendants d’oreilles, les noisetiers feutrent de vert amande les chevilles moussues des futaies. Les premiers oiseaux des fourrés nous flattent les tympans de leur joie de vivre. On attend les fleurs. Les annonces catastrophiques des collapsologues climatiques relâchent leur étreinte sur nos cœurs, quand les bruits de bottes et de chenilles des lance-roquettes se font plus prégnants dans les haut-parleurs des chaînes continues d’actualité. Cela soulage un peu de changer de peur. Cela ne va pas si mal. On rencontre des difficultés à trouver une place à l’année en France dans un port de plaisance. On aspire à une vie normale. On attend le prochain calendrier de la levée des restrictions. Il fait froid, mais il y a du soleil. Les gros financiers du beau monde n’ont jamais été aussi riches. Les crises économiques et sanitaires annoncées ne sont que de nouveaux fromages pour leurs insatiables appétits. Enfin, des gens heureux ! Nous avons tant besoin d’années folles, de danses débridées, de fêtes, d’alcools et de légèreté. Alors vous comprenez, l’Ukraine, les gilets orange noyés par des mers dénaturées et les charniers de canards du Périgord ne vont pas entamer notre désir d’harmonie. Notre volonté de ne pas imaginer l'impensable doit nourrir nos capacités de développement personnel et contribue au maintien de nos équilibres intérieurs. Ne sont-ils pas les conditions expresses de notre santé et de notre prospérité ? Pour la nouvelle année, recevez tous mes souhaits de bonheur et de bonne humeur !
Depuis quand l’humanité est-elle tombée dans l’énorme piège des « normes » ? Les êtres humains se sont fait prendre dans les chausse-trappes des groupes, des communautés, des ethnies, des castes et des races, probablement dès le néolithique. Avec l’agriculture et la domestication des animaux, la richesse de ces civilisations premières a permis un accroissement rapide des populations, entraînant la nécessité de les comptabiliser. Pour compter, il a fallu écrire. Les scribes et les comptables, mais aussi les voleurs et les escrocs se sont organisés. La hâte a gagné les normatifs et les comptes ont remplacé les contes des veillées d’hiver. La hiérarchie des sociétés sexistes a offert à ses despotes le privilège du vol légal grâce à la mise en coupe réglée de leurs peuples maintenus en servitude volontaire. Mais il faut diviser pour régner. Le triage eugénique oblige à extraire les chèvres des moutons, les noirs comme ceux à cinq pattes et les tondus des galeux. La démocratie athénienne avait déjà soigneusement séparé les citoyens des étrangers, des esclaves, des femmes et des enfants. Les normes psychiques et physiques, érigées en esthétiques sacrées, avaient déjà acquis la cruauté implacable de celles de notre société moderne. On y tuait les mal formés, violait les femmes et les enfants, exilait les lépreux et enfermait les invalides survivants. La charia n’a rien à envier à ces coutumes ancestrales cruelles. La naissance des nations au dix-neuvième siècle, circonvenant les gens derrière des frontières d’états impérieux, a soulevé suffisamment de haines patriotiques pour nous offrir les massacres et les génocides du vingtième siècle. Derrière ces frontières, érigées en grandes murailles scarifiant la planète bleue, chacun.e se retrouve identifié.e. Notre identité ne nous appartient pas. La société sexiste nous tranche en groupes et sous-groupes, nous déchire en familles et sous-familles, nous découpe le long de nuanciers imbéciles de couleur de peau, de déclassements de richesse et de dégradés de pouvoir social. En haut, les grands blancs riches mâles, les intacts, les intouchés, que les ressacs des rumeurs de leurs crimes ne peuvent atteindre. En bas, les intouchables. « Iels » sont sans dents, sans pieds, sans argent et sans papiers. Le titre de « Miss Univers de la misère » a été attribué ce mois-ci à une migrante, moyen-orientale, musulmane, affamée, morte avec son nouveau-né en accouchant dans les glaces d’une forêt polonaise. Le prix lui sera remis par un petit tyran moustachu biélorusse, avec la bienveillante bénédiction des puissants de ce monde.
D’Albert Cohen
Lecture : Jacqueline Chevallier et Patrick Chevillard
Musique et mise en espace : Rémy Chevillard
Que devient un petit garçon qui, le jour de ses dix ans, voit pour la première fois un regard de haine se poser sur lui, entend les mots de la haine briser à jamais son cœur et sa joie ? Il est difficile de l’imaginer si on ne l’a vécu.
Mais le vieil homme se souvient, lui, de cette blessure du 16 août 1905, de la plaie ouverte — et jamais cicatrisée —, dans sa vie d’enfant aimé, heureux de vivre, de la brûlure des mots que lui jeta au visage un camelot au rictus haineux : « Sale juif !... C’est pas chez toi ici ! »
À 76 ans, Albert Cohen regarde le petit garçon de dix ans qu’il était, éperdu de souffrance, et considère l’adulte qu’il est devenu, qui pense à sa propre mort et se souvient des morts dans les chambres à gaz des camps nazis : « Je suis le spécialiste de la mort », écrira-t-il.
Cette œuvre grave et forte, Jacqueline Chevallier et Patrick Chevillard en ont donné lecture au public convié samedi 13 novembre, au Centre culturel de Coye-la-forêt, par l’association « Le Cœur et la plume - Solidarité Coye ». La profonde humanité du texte, comme sa beauté, étaient à sa place ce soir-là pour donner la main à la solidarité entre « frères humains », au rejet définitif de toute haine et de toute exclusion.
Car enfin l’exclusion et la haine sont encore là, elles s’entendent encore dans les discours d’aujourd’hui, et la parole d’Albert Cohen, le monde a besoin de l’entendre.
Là est la richesse du texte. Il n’est pas seulement le récit d’un souvenir marquant de l’enfance de l’écrivain, c’est une dénonciation des violences perpétrées au fil des siècles, depuis les pogroms jusqu’à l’extermination planifiée par les nazis, en passant par l’Inquisition et l’affaire Dreyfus. Il est une révolte contre l’usage de la force et des armes, contre l’exclusion de l’étranger, une dénonciation de l’hypocrisie bourgeoise qui prône « l’amour du prochain » en même temps qu’elle s’accommode, et use, de la barbarie. Un plaidoyer vibrant pour le rejet de toute haine.
Les voix des lecteurs ont varié les tonalités, modulé les propos, se sont emparées du texte comme d’une partition, jouant de l’humour et de l’autodérision, transmettant la tendresse ou la douleur, criant la colère et la révolte de l’écrivain contre les injustices et les exactions, et en appelant à nous « frères humains » pour qu’enfin la haine ne l’emporte plus.
La mise en scène de la lecture, Rémy Chevillard l’a voulue d’une parfaite sobriété pour que rien ne distraie l’auditeur de son écoute : sur fond de rideaux noirs, deux espaces de lecture, deux postures, deux voix rassemblées côté jardin, proches et distinctes. Lampes discrètes sur les deux tables. On apprécie le souci de l’esthétique et du détail : le gilet noir masculin sur une chemise bordeaux, l’élégance d’une robe noire ouvragée, un bijou discret. On serait presque tenté de projeter des personnages sur les acteurs-lecteurs, comme les parents du jeune Albert, tant les voix masculine et féminine savent dire la tendresse pour l’enfant, l’admiration pour l’être qu’il devient, ainsi que la douleur éprouvée quand celui que l’on chérit plus que tout a subi une telle violence.
Outre les mots et les voix justes, la musique de la clarinette et de l’accordéon offrit des pauses dans le récit pour laisser se développer les vibrations qu’il suscite, pour donner du temps à l’émotion et à la réflexion ; la pensée du spectateur suivait son cours vers son propre imaginaire, emmenée par la mélodie des musiques de l’Est. Témoin à distance, assis sur un tapis, Rémy Chevillard offrait, par la musique, sa propre lecture du texte.
Au sortir de l’obscurité de la salle, l’on se rassembla autour d’un verre de cidre et d’un gâteau au chocolat pour partager ses émotions dans les échanges de l’amitié. La solidarité ne fut pas un vain mot puisque Jacqueline, Rémy et Patrick remirent à l’association « Le Cœur et le plume-Solidarité Coye », pour le soutien aux exilés, l’intégralité de la recette de la soirée.
La lecture théâtralisée a été reprise au Festival "Saint-Maximin sur scène", le vendredi 19 novembre. Les photos ont été prises au cours de cette représentation par Audrey Pestel (signant du nom de : Aude Landelle en tant que photographe).
Au théâtre, ce sont eux qui détiennent le pouvoir suprême de donner la lumière, la sculpter, dessiner des ombres, diriger un faisceau pour extraire les comédiens de l’obscurité.
Les techniciens du Festival théâtral, le blog coye29 les connait bien depuis treize ans qu’il les rencontre. Au petit matin, la présence de Franck Martin sur le plateau, responsable technique, donne le La. On sait que la fête se prépare. Avec son équipe et le régisseur — ou la régisseuse — de la troupe qui se produira en soirée, muni de la précieuse fiche technique (dite "plan de feu"), il organise l'aventure. Les décors sont déchargés et mis en place, les échelles montées, la tour glisse sur le plateau, les projecteurs sont hissés, vissés, s'accrochent dans les cintres. Dans la cabine de régie, les curseurs glissent sur les consoles et commandent l’éclairage, la bande-son est testée. En un va-et-vient incessant de la cabine au plateau, tout est vérifié. Quand les comédiens arrivent dans l'après-midi pour une dernière répétition, tout est en place. Il ne restera que les derniers réglages à faire.
Et le soir, pendant les échanges entre comédiens et spectateurs dans le hall du Centre culturel, Franck et son équipe "font le ménage" sur le plateau, ou plutôt dans les cintres, une fois que le décor et les malles ont été évacués. Il faut que là-haut la grille d’accrochage soit « propre » pour le lendemain, dit Franck, c’est-à-dire délestée des projecteurs qui ont servi la pièce qui vient d’être jouée, et chargée des sources de lumière voulues par le nouveau régisseur du lendemain matin.
Coup de chapeau à l'équipe de Franck Martin :
Franck Seigneuric : une dizaine d'années au festival, il est courtois, aime expliquer, souvent en haut de l'échelle ;
Daniel Zielcke : un fonceur, il ne recule devant aucune charge, ne s'arrête jamais, aime cuisiner, six ans de Festival ;
Florian Huet : le jeune de la bande, six ou sept ans de Festival, demandé partout, débordé de travail, agile, il aime l’escalade de la tour ;
Christian Colombier : le Coyen qui a vu grandir le Festival et n’a pas résisté à l’attrait du théâtre dans sa ville, il travaille le plus souvent dans les théâtres parisiens ;
Jean-Pierre Izaguire : en 1e année au Festival, il remplace Bruno Baïdez, encore très présent dans le cœur de l'équipe. Difficile de photographier Jean-Pierre, il court toujours !
Quant à Franck Martin, il est fier de dire que son premier Festival était en 1993. Si l'on veut un cours sur le matériel, il est intarissable. L’œil rieur, le cheveu en bataille ou sous un bonnet de laine, toujours content d'être là. C'est lui qui forme l'équipe, et les reports du Festival dus au covid19 ne lui ont pas facilité la tâche, explique-t-il :
— Il a fallu annuler les plannings de travail deux fois, puis tout refaire... Le covid a été très difficile pour les intermittents, beaucoup ont lâché le métier. Moi, j’ai eu la chance de trouver du travail, hors spectacles, j’ai beaucoup travaillé, j’ai été architecte, électricien, maître d’œuvre pour la rénovation des boutiques du Palais-Royal.
— Quand j'ai eu enfin du travail [de régisseur] cet été avec un Festival à Montmartre, dit Franck Seigneuric , j'ai retrouvé la pêche, j'ai compris que j'aimais ce métier. Mais la période sans ce travail a été difficile. Notre métier nous a manqué.
Et Daniel ajoute :
— Je suis resté dix mois sans travailler, j'ai perdu de l'énergie. La reprise a été violente, je n'avais plus les mêmes réflexes.
À bâtons rompus
Il fait soleil, nous sommes tous les quatre assis, dehors près de l’antre réservé aux branchements multiples, dont un portant expose en bon ordre les spaghettis noirs des câbles. Ne rentre pas ici qui veut. La porte est ouverte mais l’entrée n’est pas libre. C’est aussi le QG de la technique, là où chaque spectacle a son dossier, la référence avant d’entrer en action. De l’autre côté du mur de la salle de spectacle, près duquel nous nous tenons, on entend les enfants hurler, spectateurs heureux de « Cendrillon » ce matin-là. Nous parlerons donc à voix basse pour ne pas les distraire de leur joie.
— Quelle impression gardez-vous de ce 40e Festival ?
— Une très belle programmation au niveau artistique, dit Franck spontanément. Un très bon choix de spectacles. Parfois lourd techniquement, comme Lawrence, mais beau. Les organisateurs maîtrisent le planning sur le plan de la régie et ont su alterner les spectacles en fonction des impératifs techniques. On a un temps de présence conséquent, mais nous sommes solidaires, et il n’y a pas de tire au flanc ici. Le soir on n’arrête pas parce que c’est 18 heures, mais parce que c’est fini — cela peut filer jusqu’à 2 ou 3 heures du matin. On est passionnés par ce qu’on fait.
— Et vos spectacles préférés ?
— « Je vole...et le reste je le dirai aux ombres », c’est la perfection technique, dit Daniel. Et le scénario est intéressant, j’aime que l’on sache qui est ce personnage, qu’on comprenne qui il est. Cette pièce donne une forme de réponse, au moins on peut l’imaginer. Le point de vue est enrichissant.
— « La mécanique du hasard », c’était techniquement parfait. Aucune erreur dans la fiche technique. Le régisseur de la troupe était super, il est arrivé avec une mallette à la James Bond ! Il sait tout faire, il est constructeur, scénographe et il a tenu la régie pendant le spectacle.
— On est unanimes sur les spectacles, nos préférences à tous, c’est « Je vole », « Lawrence » et « Cendrillon ». « Grou » aussi était très bien.
— Pour certains d'entre nous, on a trente ans de recul, d’expériences et on n’est pas blasés. On découvre et on apprend encore, à cinquante piges..., et on fait des erreurs aussi...
Franck Martin a envie de parler de son expérience de responsable lumière dans « Le fils » de Jon Fosse :
— Le metteur en scène Jean-Paul Dubois [« Le Fils, de Jon Fosse »] m’appelle « Le prince des lumières », dit-il en riant. J’ai travaillé sur les éclairages et j’ai mis en place la scénographie (créée par le metteur en scène et la scénographe Yaël Haber). Je me suis passionné pour cette pièce, il était important de réussir, car elle a été coproduite par le Festival. Je n’ai pas mis de projecteur de face car il fallait un éclairage intime. Tu as vu le plancher en forme de trapèze ? La couleur du sol représentait l’intérieur du chalet ou la terrasse.
— Ah non ! De ma place en D14, au premier rang côté cour, je ne vois rien de ce qui est au sol.
— C’est vrai, le premier rang est inutile, je l’ai déjà dit, il n’y a pas assez de recul.
Franck Seigneuric intervient pour un précieux conseil :
— Pour bien voir il faut se placer au milieu du 11e rang, c’est ce qu’on appelle « l’œil du prince ».
Je m’en souviendrai en mai prochain !
— Parle-nous de la cuisine, Daniel
Un soir après spectacle, vers 23 h 30, quand je viens en bord de plateau pour voir le démontage, le ménage, comme dit Franck M., celui-ci me dit : « Va voir dehors, prends une photo. »
J’hésite un peu, il fait noir... Il insiste :
— Va voir, n’aie pas peur, il y a une surprise !
En effet, il y avait une surprise le long du trottoir, à l’arrière d’un camion blanc ouvert sur la nuit noire, la cuisine de Daniel, éclairée a giorno ! Daniel était affairé devant ses fourneaux, touillant une sauce au fond d’une poêle, près d’une énorme marmite. Et une bonne odeur avec ça, tout autour du camion et qui s’infiltrait jusque dans le local de déchargement.
— Je fais la cuisine pour bien manger. Cette année, je me suis dit que ce serait pratique de manger chaud à l’heure qui nous convient par rapport au montage technique. Donc j’ai ramené un camion que j’ai aménagé en cuisine, et quand la situation s’y prêtait, pour un petit montage, je me suis mis en cuisine, et nous dînions ensuite tous ensemble. J’ai fait à peu près huit dîners, par exemple des escalopes à la crème avec petits pois aux lardons, des spaghettis à la sauce tomate avec basilic, des saucisses de Toulouse avec du riz, des légumes verts, des crudités...
Après le prince des lumières, voici le prince de la cuisine !
Quoi qu’il en soit, ils ont été tous les six, pendant plus d’un mois, Jean-Pierre, Daniel, Christian, Florian et les deux Franck, les princes du plateau du 40e Festival Théâtral de Coye-la-forêt. Merci les amis ! C’était beau. On se reverra en mai 2022.
Lien vers la galerie photo : Les techniciens de la régie
De Myriam Madjidi
Cie Les Petits Plaisirs
Mise en scène : Raphaëlle France-Kullmann
Lundi 4 octobre
Marx et la poupée, c’est d’abord le titre d’un roman poignant, de Maryam Madjidi, Prix Goncourt du premier roman, l’histoire des premières heures de la révolution iranienne, vécue par une enfant, depuis le ventre de sa mère jusqu’à ses six ans. Survient alors l’exil en France, terre d’asile, où Maryam va devoir s’adapter à une nouvelle culture, faire le deuil de sa propre langue pour en accueillir une autre, puis grandir, se construire, vivre, aimer. Ce roman passionnant se lit d’un souffle et se suffit à lui-même. Il paraît donc osé de prétendre le magnifier en le mettant en scène au théâtre. Ce défi a été remporté avec talent par la Compagnie Les Petits Plaisirs.
L’intelligence de la création a été d’abord de faire confiance à l’écriture très évocatrice de Maryam Madjidi : à l’écoute du texte, les images défilent dans l’imaginaire de l’auditeur, les scènes se mettent en place, les personnages, les couleurs, les odeurs, les sensations nous parviennent, et les émotions leur emboîtent le pas.
Mais il fallait aussi trouver un axe dramaturgique fort pour porter une telle œuvre au plateau. La clef de cette énigme, c’est la langue. Lorsqu’elle arrive en France, Maryam apprend très vite le français, mais refuse de le parler, elle s’exclut en parlant uniquement perse à l’école. Sa langue affective bloque sa langue d’accueil, la jeune fille ayant peur que son exil fasse disparaître sa langue maternelle. Lorsqu'elle finit par se rassurer, l’effet inverse se produit : elle « avale sa langue » perse et ne parlera désormais plus que français. La langue, c’est la culture, les racines, rien de plus naturel donc, que d’aborder l’exil, le déracinement, par la langue. Le génie de la création a été de raconter l’histoire de Maryam en convoquant trois langues différentes, à égalité : la musique, le français, et la langue des signes.
Sur scène, le dispositif scénographique est assez sobre : plateau nu ou presque, un micro, des instruments. Noir. Lumière : s’alignent alors trois Myriam, trois guerrières vêtues de noir, au charisme écrasant : Elsa Rozenknop, tantôt derrière un micro, tantôt simplement devant nous ; Aude Jarry, qui manie la langue des signes avec une théâtralité et une poésie impressionnantes, Clotilde Lebrun qui nous envoûte du son de ses guitares électriques avec une puissante sensibilité. Toutes trois interprètent le roman en harmonie, toutes trois se complètent, nous embarquent, nous hypnotisent, nous font frissonner, rire, pleurer. Elles incarnent parfaitement le propos. On oublie une quatrième guerrière : la créatrice lumière, Amandine Richaud, qui a fait un travail admirable, pour créer une intimité délicate, utilisant intelligemment les rasants et les contres.
Ces quatre héroïnes nous capturent dès la première seconde et les spectateurs, sourds et entendants, enfourchent, chacun avec sa sensibilité, ces trois langages et embarquent ensemble dans l’univers bouleversant de Maryam Madjidi. À la sortie, on a envie de courir dévorer son roman. Un tel spectacle vivant au festival de Coye : quelle chance !
Lien vers la galerie photo : MARX ET LA POUPÉE De Myriam Madjidi
40e festival théâtral de Coye-la-Forêt du 24 septembre au 22 octobre 2021
Voilà, ma chère amie, la salle est désormais vide le soir, et nous ressentons comme une impression de vacuité maintenant que les lampions sont éteints et la fête finie. Finie pour nous du moins, car les enfants du village et des environs pendant une semaine encore vont partager la joie du théâtre.
Je ne dédaigne pas les spectacles pour enfants, il m'est arrivé d'en voir de très beaux. Je garde le souvenir émerveillé d'une adaptation de « L'enfant de la haute mer » de Supervielle vue au Petit Chaillot dans les années 80, qui était d'une délicatesse et d'une poésie rares. Quoi qu'il en soit, la compagnie des enfants est toujours amusante : ils sont bon public. C'est pourquoi, les années précédentes, il m'est arrivé de me glisser au milieu des matinées enfantines, parmi les scolaires, comme on dit maintenant. Un jour, j'étais assise à côté d'une petite fille des Trois Châteaux – vous vous souvenez de ce pensionnat qui accueillait des enfants parisiens défavorisés. À un moment, au milieu du spectacle, il y eut comme une pause, un noir peut-être : la petite fille se tourna vers moi, inquiète, et me demanda : « C'est déjà fini ? » Je la rassurai. Elle était touchante, tellement triste à l'idée que la magie du théâtre puisse s'interrompre aussi brutalement.
Cette année, je n'irai pas me mêler aux enfants des écoles, car nous avons eu notre comptant : vous imaginez, trois semaines de théâtre, avec un spectacle nouveau chaque soir, et juste relâche le dimanche. Vingt-et-un spectacles très différents les uns des autres, depuis le plus classique jusqu'au plus moderne, avec du moderne traité de façon classique et du classique traité de façon moderne : tout est possible au théâtre !
J'ai cru comprendre que Pierre Notte, qui est venu en personne nous parler de « L'effort d'être spectateur », nous invitait à être critique, à ne pas nous contenter d'un simple divertissement, à exiger de la « proposition artistique qu'elle ne [nous] conforte pas dans [notre] médiocrité de consommateur culturel ». C'est pourquoi il m'arrive parfois d'être un peu sévère avec ce que nous voyons. Si je ne doute pas que l'art soit difficile, sachez que la critique n'est pas aussi aisée que l'on dit. On ne peut se contenter de lever le pouce vers le ciel ou de le pointer vers le sol. Encore faut-il argumenter et donner les raisons qui justifient le jugement, qu'il soit négatif ou positif tout aussi bien. Et puis, vous vous en doutez, à s'y exercer, on ne se fait pas que des amis.
Comme vous savez, nous nous amusons parfois à décerner – tout à fait entre nous – des Molières à la fin du festival ; par le passé, vous avez fait partie quelquefois de ce jury amical. Depuis la lettre que je vous ai adressée la semaine dernière, nous avons vu tant de belles choses qu'il serait impossible de les départager et nous y avons renoncé tellement il y avait de spectacles auxquels nous aurions voulu décerner la récompense suprême. Je me demande comment font les jurys dans les compétitions officielles. Nous avions déjà récolté quelques pépites lors des deux premières semaines, mais lundi « En ce temps-là, l'amour » devait de toute évidence être nominé, et mardi nous pensions : le Molière reviendra peut-être à « Échos ruraux ». Mais jeudi « Je vole et le reste je le dirai aux ombres » risquait de destituer les précédents et vendredi, comme un bouquet final, « Lawrence d'Arabie » parachevait le feu d'artifice. Ainsi chaque soir, le spectacle du jour détrônait celui de la veille. Si on estime qu'« Échos ruraux » pouvait être considéré comme l'équivalent au théâtre de Ken Loach au cinéma, ce « Lawrence », alliant l'intime et la grande Histoire, le quotidien et l'épopée, serait digne de John Ford. Il emporte donc la palme, mais il est vrai qu'avec huit comédiens sur scène, deux musiciens et une chanteuse, il jouait dans une autre catégorie que toutes les autres pièces que nous avons vues au cours de ce festival. Et mercredi ?, me direz-vous. « Occident » a provoqué un clivage absolument radical au sein du public, même pas entre ceux qui ont aimé et ceux qui n'ont pas aimé, mais carrément entre ceux qui ont "adoré" et ceux qui ont "détesté". Pour autant, vous savez bien, chère amie, que je ne tiens pas l'unanimité pour un gage de qualité, non plus que le scandale d'ailleurs.
Depuis que nous venons très fidèlement au festival de Coye-la-Forêt, il est assez drôle de constater que certaines années il y a des constantes ou des échos d'une pièce à l'autre, soit dans les thématiques abordées, soit dans les procédés utilisés par les metteurs en scène : cette année il était question du théâtre, du travail du comédien, avec notamment cette Marquise, la Du Parc, qui faisait chavirer tous ceux qui l'approchaient et qui nous a conquis, nous aussi. Puis de l’effort du spectateur, avec Pierre Notte que j'ai évoqué un peu plus haut. Ce thème du travail théâtral s'est retrouvé dans d'autres pièces : il était étonnant de découvrir, dans « Je vole », un professeur d'art dramatique, personnage très désagréable, humiliant son élève ; il faisait écho en négatif à celui si chaleureux et bienveillant qui, en début de festival, encourageait un timide collégien à entrer « Dans la peau de Cyrano. » Enfin , « Le Quatrième mur » s’est confronté à la difficulté, ou à l'impossibilité peut-être, de monter une pièce de théâtre dans une zone de guerre, avec l'ambition de faire vivre ensemble, ne serait-ce que l'espace d'une soirée, les différents belligérants. À l’inverse, Gilles Segal dans « Le Marionnettiste de Lodz » et « En ce temps-là, l’amour » proposait le théâtre comme une issue possible pour échapper à la peur et à la barbarie.
Certaines années, il est arrivé que la vidéo se retrouve dans plusieurs spectacles. Cet automne – est-ce la saison qui a voulu ça ? – nous étions souvent dans le brouillard, des volutes de fumée envahissant le plateau provoquant, avec les jeux de lumière et de contre-jour, des tableaux d'ombres et de silhouettes parfois saisissants. Ce sont des effets de mode, certainement inconscients et involontaires, assez étonnants, mais tout à fait manifestes. L'année prochaine, autre chose flottera dans l'air du temps.
Parmi la très grande quantité de spectacles que nous voyons ici ou ailleurs, je m'aperçois que j'en oublie beaucoup au fil des ans. Quand je consulte mes archives, pour la majorité d'entre eux, je ne me rappelle même plus les avoir vus. Il en est d'ailleurs de même pour les films ou les livres que j'ai lus. Je crois que ce phénomène s'accentue avec l'âge. Cela ne veut pas dire que sur le moment je n'y ai pas trouvé de l'intérêt et du plaisir, mais le souvenir s'efface. Nous verrons dans un an ou deux quelles pièces sortent du lot, lesquelles émergent comme des instants de ravissement de ce quarantième festival.
J'ai hâte de vous retrouver, chère amie, et souhaite de tout cœur que vous soyez parmi nous en mai prochain, car je ne doute pas que le quarante-et-unième festival qui se prépare déjà saura nous apporter son florilège de belles découvertes.
Bien à vous,
Votre fidèle Mathurine
d'Éric Bouvron et Benjamin Penamaria
Atelier Théâtre Actuel
Mise en scène : Éric Bouvron
Vendredi 15 octobre
Il flottait un air de liberté et de légèreté sur la salle Claude Domenech en ce vendredi soir pendant que trois musiciens s'installaient sur la scène. On évoquait en sourdine Les Cavaliers – vus en mai 2015 au 34e Festival.
La voix claire d'une mezzo-soprano – Cécilia Meltzer – s'élevait au-dessus des spectateurs.
Ayant révisé mon Lawrence d'Arabie pour les Nuls, je fus assez surprise de le trouver, dans l’interprétation de Kevin Garnichat, plein d'allant et de naïveté, Candide mâtiné d'Indiana Jones. Parachuté agent de liaison, l’apprenti archéologue aurait-il été manipulé ? Face à l’empire ottoman et l’Allemagne opposés aux tribus arabes, « aidées » si l’on peut dire par la perfide Albion et une France un rien balourde, l’enfant naturel qui rêvait d’aventures croyait avant l’heure au printemps arabe.
L’appel à l’imaginaire du spectateur d’Éric Bouvron, la verve et l’engagement de huit acteurs masculins surfant du militaire british amidonné au traitre d’opérette, d’un chameau terriblement humain ou d’un humain terriblement chameau, avec une mention spéciale pour Dahoom – Slimane Kacioui – l'ami fidèle de Lawrence, un Jiminy Cricket parfait, ont eu rapidement raison de mon humeur du jour.
La dynamique était en marche, dans une mise en scène effervescente, des effets « spéciaux » pleins d’imagination, une musique et des lumières au cordeau qui faisaient naître sous nos yeux paysages, actions et émotions, le lent voyage en train de militaires turcs, le désert traversé à marche forcée pour rejoindre Aqaba. Le temps d’imaginer la constellation d’Orion au bivouac, un traité dépeçait le Croissant fertile. Les conséquences géopolitiques de ces traits de crayon hâtifs hantent encore chaque jour nos écrans et nos vies.
Un personnage rappelait : « Il y a les visionnaires et les conformistes ». Désabusé, Lawrence, l’agent double doublé, traînera un moment son désarroi et les cauchemars liés aux combats gagnés ou perdus avant que le vent de l’Histoire ne l’entraîne encore et toujours vers de nouvelles aventures.
De Damas à Médine en passant par Londres ou Paris, comme le sable, le temps avait coulé entre les doigts de cet étonnant Lawrence.
Voir Les Cavaliers sur coye29 :
http://coye29.com/blogs/blog2.php/2015/05/18/les-cavaliers-1
Lien vers la galerie photo : LAWRENCE d'Éric Bouvron et Benjamin Penamaria
De Victor Haïm d’après Goldoni
Théâtre de La Lucarne
Mise en scène : Isabelle Domenech
Samedi 16 octobre
Pour clore le 40ème festival théâtral, le Théâtre de la Lucarne, troupe née en 1967 à Coye, nous a présenté « La Veuve convoitée » de Victor Haïm, un retour au théâtre classique avec perruques et pourpoints.
Victor Haïm revisite « Le Riche assiégé » de Goldoni, une comédie facétieuse et divertissante où l’un comme l’autre porte un regard amusé et moqueur sur la bourgeoisie vénitienne de l’époque avec quelques personnages truculents.
Amour et argent sont au centre de l’intrigue. De longue date, l’argent fait tout, vous rend puissant et vous attire les faveurs d’autrui quand vous en avez et vous relègue au pilori quand il vous fait défaut. Voilà qui mène le Comte Orazio, veuf et ruiné, à la tentative de suicide. Mais le hasard fait parfois bien les choses et la grandeur (acte 2) prend parfois la suite de la décadence (acte 1).
Suicide … un bien grand mot qui tient ici de la farce car Monsieur le Comte prête à rire tellement il est pathétique pour s’être jeté du haut de son canapé. Il n’en gardera qu’une légère bosse ! N’eût-il pas vendu son armoire qu’il aurait sauté de celle-ci, mais le résultat eût été identique.
Poursuivi par ses créanciers qui lui ont saisi tout son mobilier, il ne lui reste plus qu’un canapé. Aubaine pour la troupe qui fait ainsi l’économie d’un décor !
Affolé par l’idée d’avoir à affronter son banquier, Raimondo, et attirer sa compassion, voire un délai de paiement, Orazio feint la maladie et fait passer son ami Ricardo pour médecin. D’autre part, sa ruine anéantit ses chances d’épouser une belle veuve qu’il convoite de longue date, Felicita Bellini da Ponte et qui n’est pas indifférente à sa cour, laquelle est harcelée par le banquier pour effacer les dettes de jeu de son jeune frère Emilio.
Ne manquait plus au tableau que les contrariétés que lui occasionne sa demi-sœur Livia, pressée de prendre mari mais qui ne pourra le faire que lorsque son ainé aura convolé, car c’était là le désir de leur défunt père.
Heureusement pour le comte, il a à ses côtés une servante espiègle et enjouée, à la fois témoin et confidente qui n’hésite pas à user de ruses et même de ses charmes pour venir en aide à son maître et « éconduire les sangsues ».
Goldoni (1707-1793) était un grand admirateur de Molière (1662-1673) qui lui-même d’ailleurs écrivit dans la tradition de la comédie italienne. Rien d’étonnant à ce que l’on retrouve quelques ressemblances avec des personnages de Molière et que la pièce se finisse bien.
Ricardo devient médecin malgré lui. Raimondo, le vieillard libidineux au vocabulaire cru et imagé finit par être un malade imaginaire doublé d’un Tartuffe. Orazio fait des vers pour une belle dame dont les beaux yeux le font mourir d’amour tout comme le faisait le bourgeois gentilhomme. L’oncle défunt aurait pu être Harpagon. Quant à Bigolina elle a un petit quelque chose de Scapin dans sa manière de bondir des coulisses, de ces valets malicieux que l’on retrouve dans toutes les comédies de Molière.
Comme dans la commedia dell’arte, tous les malheurs qui s’abattent sur les personnages ne sont qu’éphémères. Il y a toujours un retournement de situation. L’acte 1 s’achève avec un coup de théâtre, l’oncle avaricieux est mort laissant pour seul héritier Orazio, et l’amour triomphe dans l’acte 2. Même le petit escroc d’Emilio échappera aux galères.
Un sympathique moment de théâtre offert par sept comédiens dynamiques évoluant dans de très beaux costumes.
A noter : Le Théâtre de La Lucarne participera au Festival « Saint-Maximin sur scène » avec une représentation de la pièce de Jean-Claude Grumberg « Votre maman » le lundi 15 novembre à 20 h 30.
https://www.saintmaximin.eu/manifestations-st-maximin-oise-60_fr.html
Il reprendra également « La veuve convoitée » au Centre culturel de Coye-la-forêt le samedi 11 décembre à 21 h.
Lien vers la galerie photo (autour de la scène) : La Veuve convoitée De Victor Haïm d’après Goldoni
De Gilles Segal
Mise en scène de Christophe Grand
Lundi 11 octobre
Tellement émue et affectée qu’il m’a fallu quelques jours avant que je puisse écrire ces lignes…
Le spectacle nous plonge dans un décor désuet. Seul en scène, avec comme accessoire principal un magnétophone, David Brécourt interprète extraordinairement bien le magnifique texte de Gilles Segal. Par moment nous entendons des bruits d’horloges, qui peuvent faire référence au temps qui passe, comme au titre de la pièce et aux sept jours dans ce train… Au loin, nous apercevons sur le bras du comédien un numéro, un numéro qui fait écho à son histoire personnelle, un numéro qui nous rappelle qu’en ce temps-là les Hommes n’étaient plus considérés comme des humains.
Une leçon de vie, de transmission et un récit poignant qui résonne comme un hymne à la vie, à l’amour !
Sept jours, c’est le temps qu’il aura fallu à un père pour faire vivre à son fils une vie entière.
« En ce temps-là, l'amour était de mentir aux enfants. » Voilà les premières paroles prononcées de ce récit poignant. Travestir la vérité quand elle devient hideuse !
La pièce démarre doucement, le grand-père a du mal à s’exprimer, du mal à poser des mots sur ce traumatisme gravé dans sa mémoire et pourtant, au fur et à mesure nous le voyons se transformer, se libérer… C’est lui qui nous transporte pendant sept jours dans ce train, dans ce train qui le conduisait, lui et les autres, à la mort.
Lors de cet épouvantable voyage, il fait la rencontre d’un drôle d’homme et de son fils. A ses yeux l’homme incarne la folie, car il parle à son fils de choses totalement absurdes ; il lui demande s’il a bien fait ses devoirs pour le lendemain, or il sait pertinemment que demain ou après-demain ou dans trois jours il ne retournera jamais à l’école. Il sait que ce sont sans doute ses derniers jours de vie. Il décide alors lui faire vivre une vie merveilleuse, de lui faire vivre la vie qu’il aurait eue s’il n’avait pas été juif et de lui transmettre les connaissances qui feront de lui un homme en seulement six jours. Sept jours, comme la création du monde…mais cette fois à l’envers !
D’abord perplexe, le grand-père devient admiratif envers ce père aimant et protecteur.
Tout s’enchaine, nous ressentons de plus en plus le chaos dans ce wagon, du bruit, beaucoup de bruit, des cris, de la peur… Mais le père a une imagination débordante et ne laisse rien paraître de sa douleur sur son visage, de son effroi car il sait qu’une fois arrivés, ils vont mourir.
Au bout de quelques jours, on ne sait plus très bien qui du père ou du fils protège l’autre.
Nous voyons à quel point le grand-père est traumatisé par cette horreur, il n’arrive pas toujours à finir ses phrases et il y a un certain mot qu’il ne prononce jamais, seulement à la fin de la pièce nous l’entendons dire : Auschwitz.
Ce témoignage ne tombe jamais dans le pathos et on rit parfois, mais avec une certaine culpabilité.
Si la pièce aborde la shoah, thème cher à Gilles Segal, c’est surtout de transmission et d’amour dont il s’agit. Le devoir est essentiel pour que les générations futures n’oublient jamais.
Lien vers la galerie photo : En ce temps-là, l’amour De Gilles Segal
de Rémi De Vos - Cie La Batailleuse
Mise en scène : Laurent Domingos
Mercredi 13 octobre
Résistance
Ils sont deux, seuls dans leur face-à-face. C’est une soirée comme les autres. Elle fait sa gym avec son coach à la télé, il rentre tard, après avoir bien picolé. Il l'injurie, elle lui répond. Ils s’insultent, se poursuivent, se battent. Et les soirées se répètent. Sans échappatoire. Le spectateur, sidéré ou fasciné, n’en croit pas ses oreilles. Tous les coups sont permis. Et les séquences en voix off tirées de vidéos réelles qui ponctuent chaque scène prolongent l’enfermement de ce couple, prisonnier d'un manque de mots, d’une absence de sens.
Parler, ce n’est plus communiquer, mais vouloir blesser, chercher la faille qui réduira l’autre au silence. Il hurle, mais elle ne se tait pas. Elle rend coup pour coup, provocation pour provocation. Ce n’est pas une femme brisée, victime expiatoire d’une violence qu’elle ne peut que subir. Elle, elle se fait bourreau, ne tremble pas, ne renonce jamais, jouant jusqu’au bout son existence à travers chaque mot, chaque geste. Les larmes, c’était avant, sans doute. Ne reste que la colère, la force d’une présence irréductible, qui dit non. Non je ne suis pas une pute, non tu n’es pas le facho qui descend lentement dans l’enfer d'un racisme ordinaire. Car il est faible et lâche, il a si peur, cet homme, il se laisse vite happer par les discours de haine envers l’autre, le Yougoslave ou l’Arabe, l’étranger.
Il n’y aura pas de salut, de rédemption possible. Le combat est perdu d’avance. L’amour est mort ! Laurent Domingos a choisi de mettre en scène le texte de Rémi De Vos sans faire de concession. La réalité se donne telle qu’elle se vit, crue et cruelle, dans une brutalité insolente. Rien de tragique pourtant. Plutôt un humour féroce, qui bouscule le spectateur avec une inconvenance jubilatoire. L’amour est mort, certes, mais le théâtre est bien vivant.
Lien vers la galerie photo : Occident De Rémi De Vos
Voilà du vrai grand beau théâtre de notre temps.
Ces « Échos ruraux » réunissent un grand nombre de qualités qui en font un spectacle exceptionnel : documentation, intelligence, sensibilité, délicatesse, humour, émotion, rythme, imagination, inventivité, générosité, et j'en passe... Tout y est ! Pour faire court, je dirai qu'il y a dans ce théâtre l'équivalent de ce que fait Ken Loach au cinéma : de la tendresse pour des hommes et des femmes écrasés par leur condition sociale.
Un travail documentaire d'abord : le terme fait peur car il paraît austère, mais c'est pourtant bien ainsi que ce projet de théâtre a démarré, par une série de longues enquêtes – que l'on devine empathiques – dans le monde rural, dans ce qu'on appelle la France profonde. Il y est donc question d'endettement des paysans, de désertification des campagnes (fermeture de la Poste, de la gare et des services publics d'une façon générale, désert médical, risque de suppression de l'école, disparition des commerces locaux, etc.) ; il y est question d'aides à la reconversion en agriculture biologique qui ne sont pas versées, à quoi vient s'ajouter la déshumanisation des instruments modernes de communication (répondeurs téléphoniques et autres formulaires en ligne quand la moindre démarche administrative prend des allures kafkaïennes) ; il y est question de la baisse des dotations de l'État aux communes et de l'association des maires ruraux de France qui alertent sur le nombre de démissions des édiles locaux (en quatre ans, on enregistre la démission de treize maires dans le seul département du Cher). En deux mots il y est question de sentiment de mépris et d'abandon. Mais tous ces problèmes sont présentés non pas comme un sujet d'étude vu de l'extérieur, mais comme étant vécus de l'intérieur par les habitants d'un petit village au milieu de la campagne. La pièce est tout sauf une démonstration ou une soutenance de thèse, elle nous fait sentir comment tous ces problèmes ont des répercussions très sensibles sur la vie des gens.
Une réflexion politique intelligente et nuancée ensuite : ce mot de politique est lui aussi un terme qui fait peur, mais il n'est pas à prendre au sens partisan ou militant, mais bien plutôt au sens grec ; la politique, c'est ce qui concerne les citoyens appartenant à une même communauté, ici le village de Vigneux dans le Cher. C'est la vie de la cité, loin de toute simplification et de toute caricature, loin des étiquettes : c'est ainsi qu'on entend les points de vue contradictoires des uns et des autres, les débats, les bagarres, les jugements à l'emporte-pièce ; la parole est même donnée à Marine Le Pen lors d'une interview radio : son analyse, pour ce qui concerne strictement le constat, est troublante de vérité et oblige à la réflexion. On peut comprendre pourquoi le discours d'extrême-droite rencontre un tel écho dans ce milieu-là.
En même temps que la pièce dresse un tableau du monde rural en ce début de siècle, ce qu'on nous montre, ce n'est pas une conférence ou un exposé didactique, c'est du théâtre, ce sont des êtres vivants qui se débattent devant nous, avec chacun son caractère, sa sensibilité, ses forces et ses faiblesses, et il y a une histoire, des sentiments, des relations qui se nouent entre les personnages, lesquels ne sont pas de simples figures archétypales, mais des hommes et des femmes individualisés par leur nom et prénom, des êtres sensibles ayant leur vécu propre : Thomas le fils en deuil, sa sœur Karine, partie faire des études à Paris pour devenir avocate, Violette, auxiliaire de vie auprès de la grand-mère, Bruno revenu au pays faire du maraîchage bio, tous les autres (une dizaine au total) et monsieur le maire, enfin, Laurent, qui, au risque d'ailleurs de se montrer attentiste, se débat pour essayer de faire vivre ensemble tous ces villageois aux intérêts et aux points de vue divergents : il se veut modéré, raisonnable, mais on comprend surtout qu'il est impuissant, écrasé par les structures au dessus de lui, communauté de communes et préfecture. Les personnages ont de l'épaisseur et ils sont attachants.
Une mise en scène efficace qui va droit à l'essentiel : dans la première scène, on entend des conversations qui s'entrecroisent, des réflexions dont on ne saisit que quelques bribes et puis distinctement : "Taisez-vous, les voilà !", trois silhouettes accablées qui traversent la scène en contre-jour, et tout le monde d'adopter une attitude recueillie. On comprend tout de suite la situation : le père vient de mourir, il était agriculteur, il s'est tué à la tâche. Et comme toujours, autour des enterrements, ressurgissent les vieilles rancunes familiales, les malentendus, les jalousies, les incompréhensions.
À partir de là, ce qui est remarquable c'est la fluidité du récit. Au cinéma, on parlerait d'un long plan séquence : il n'y a aucune coupure, aucun noir, le focus passe d'un personnage à un autre, on glisse d'un plan d'ensemble à un gros plan sur tel ou tel personnage, sans jamais s'interrompre, on revient à une scène collective. La bande-son, très soignée, et le dispositif scénique contribuent à cette absence de temps mort. On glisse sans heurt de la bande enregistrée aux dialogues des comédiens ou réciproquement, du brouhaha des voix sur scène à celui d'une bande sonore, puis aux interviews "en live" devant micro, et tout cela s'enchaîne très naturellement avec parfois une musique saturée de basses à faire trembler la salle.
De même, on se transporte aisément d'un lieu à un autre, du cimetière à l'exploitation familiale, du bureau d'aide sociale à la place du village, de l'étable à la salle du conseil municipal. Le tout est remarquablement rythmé, avec la coupure que constitue la fête au village, moment de détente pour les habitants de Vigneux, une pause dans leur quotidien, tout comme c'est une pause, un moment de respiration pour les spectateurs .
Un théâtre subtil : Lorsque Violette qui s'est faite toute belle pour la circonstance retrouve Thomas à la fête, ils ne peuvent se parler, ils sont aussi embarrassés l'un que l'autre. Il faudra que Violette remette sa tenue de tous les jours pour que les sentiments entre ces deux là puissent s'exprimer. C'est montré, ce n'est pas expliqué. C'est joli, c'est touchant.
Une écriture sobre : Les dialogues laissent toute sa place au jeu des comédiens. Lorsque Karine rencontre Bruno, elle s'exclame : «Bruno ? C'est pas vrai ! » Rien de plus, et on comprend immédiatement qu'elle hésite avant de le reconnaître, qu'il y a une éternité qu'ils ne se sont pas vus, qu'elle est étonnée de le trouver là, mais qu'il y a du sentiment entre eux, une amitié ancienne, et qui sait ? ( on peut imaginer que ces retrouvailles fortuites auront quelque influence sur la décision finale de Karine).
Un théâtre inventif et drôle : A-t-on jamais vu des vaches en stabulation sur une scène de théâtre ?
Un jeu émouvant : Quand le frère et la sœur, sans un mot, se tombent dans les bras l'un de l'autre, la direction d'acteurs prend son temps et dans cette très longue embrassade, c'est toute la complexité de leurs sentiments qui s'expriment (tristesse, fatigue, affection, reconnaissance, gratitude, espoir).
Ainsi s'entrelacent tout au long de la représentation théâtrale l'analyse sociologique et la fiction, nouant l'intime et le social. La pièce nous fait passer du deuil et de l'accablement personnel d'un individu écrasé de solitude à l'action collective dans un projet commun d'exploitation maraîchère municipale et finalement à la revendication : au nom de toutes les personnes réelles qu'ils ont rencontrées lors de leurs enquêtes préliminaires, les comédiens et comédiennes réclament le droit à la parole, le droit au respect, le droit de vivre au pays, le droit de décision sur sa propre vie, en un mot le droit à la dignité. Ils jouent leur rôle avec beaucoup d'humilité et, n'étaient-ce les gestes-barrière, on aurait envie de les embrasser.
lien vers la galerie photo : Échos ruraux de Millie Duyé et Mélanie Charvy
Ma chère amie,
Vous n'imaginez pas comme je me désole que vous soyez malencontreusement éloignée de Coye-la-Forêt, juste en ce moment, alors que se déroule, en cette saison d'automne, notre festival théâtral habituellement printanier.
Vous m'en demandiez des nouvelles. Comme les autres années, nous y allons tous les soirs afin de ne surtout pas manquer la pièce qu'il faut avoir vue. Il n'y a rien qui me contrarierait plus que de m'entendre dire : « Ah ! quel dommage vous n'avez pas vu ça, c'était assurément le plus beau spectacle du festival cette année. » Par exemple, j'aurais été dépitée si je n'avais vu "Dans la peau de Cyrano" la semaine dernière ; tout comme les années précédentes j'ai pu être éblouie par le jeune batteur plein de fougue qui jouait "La vie sur mesure" ou " L'apprentie sage-femme" dont la comédienne qui jouait le rôle manifestait une joie si communicative. Je cite ceux-là, mais je pourrais en donner quantité d'autres qui, au fil des ans, nous ont enthousiasmés. Ainsi, nous voyons tous les spectacles, histoire de ne rien manquer, et je dois dire qu'il est très rare que nous soyons déçus, car la programmation fait preuve d'exigence et les spectacles sont de qualité.
L'autre soir, une surprise ! Madame Muir était précisément aux prises avec un fantôme dans une maison hantée. C'était un tantinet suranné, et même totalement improbable en ce lieu, au point que c'en était presque drôle. Nous en avons ri en sortant. Certes le propos se voulait féministe, s'agissant d'une femme qui revendique son indépendance et ne veut plus se laisser dicter sa conduite par les hommes. On ne pouvait qu'applaudir à cette revendication qui résonnait assez bien avec l'actualité ; mais le propos est une chose, le traitement en est une autre. La troupe ne s'embarrassait pas d'accessoires, ayant déjà bien à faire à déplacer les meubles dans le noir chaque fois que l'action était censée se dérouler dans un autre lieu. Les tasses en porcelaine ne risquaient pas d'être cassées lors de ces transports multiples, non plus que la théière : les gestes étaient mimés, depuis la consultation des documents chez le notaire jusqu'à l'ouverture de la fenêtre. On a juste vu apparaître, très concrètement, une liasse de papier blanc et un appareil photographique, on ne sait trop pourquoi, peut-être pour signifier qu'il s'agissait de la passion respective des deux personnages qui les maniaient. Il m'a semblé entendre un cliquetis de machine à écrire tandis que Madame Muir faisait mine de tremper une plume dans un encrier. Il n'y avait pas de décor non plus. Je sais bien que le spectateur doit faire un effort, je veux bien imaginer un jardin verdoyant à la place de tous ces rideaux noirs, mais en l'occurrence, comment vous dire ?, ça donnait une impression de pauvreté. Il est vrai que cette charmante Madame Muir vivait chichement, au point d’avoir congédié sa très dévouée domestique. Le budget consacré aux costumes en revanche devait être assez conséquent car nous avons eu droit à un beau défilé de toilettes, de bonne qualité, très seyantes, pour le jour et la nuit, la ville et l'intérieur, les dessus et les dessous. Dans cette mise en scène conventionnelle, seule l'action de monter et descendre l'escalier en colimaçon – lequel était délimité par un rond de lumière au sol – faisait preuve d'un peu d'inventivité. Je vais vous sembler bien sévère. Ne croyez pas cela ! Non, très sincèrement, les costumes de tous les personnages étaient beaux et les acteurs, qui pour certains jouaient plusieurs rôles, le faisaient avec discernement, conviction et subtilité. Nous nous sommes divertis, mais c'était une surprise assurément de trouver ici – où se montent souvent des spectacles jeunes, qui bousculent et chahutent – un théâtre un peu vieillot tel qu'on pouvait le concevoir au siècle dernier. Vous l'aurez compris, nous n'avions pas affaire à la pointe de l'avant-garde théâtrale. Mais nous-mêmes, ma chère amie, ne sommes-nous pas un peu dépassées dans notre manière d'écrire ?
Le lendemain, avec "Pour le meilleur et pour le dire", nous avons continué dans le genre du théâtre que je dirai "bourgeois", c'est-à-dire conformiste et traditionnel dans son mode de représentation, mais cette fois-ci c'était dans la plus pure tradition du théâtre de boulevard, avec intrigues, quiproquos, bons mots, entrées-sorties et "happy-end", comme disent nos voisins d'Outre-manche. C'était alerte, enlevé, drôle. Le dispositif scénique était assez laid, mais astucieux et efficace. Là aussi nous avons assisté à un défilé de mode, le personnage de la psychanalyste, notamment, avait une belle collection de pull-overs. Au moment des applaudissements, une musique entraînante, bien scandée, était diffusée dans la salle, pour nous inviter à frapper en chœur et en mesure. Vous me connaissez suffisamment pour deviner que je trouve le procédé manipulatoire. Dès que j'en ai pris conscience, je me suis arrêtée de taper dans les mains. Mais la foule était enthousiaste. En sortant, une spectatrice, fidèle de la première heure, me souffle : « Le festival change.» Mon mari répond : « Allez, il ne faut pas bouder son plaisir.» Certes, certes... mais il n'y a aucun doute que jamais ce genre de pièce n'aurait été programmé il y a quelques années. Que dire ? Nous sommes un samedi soir, la salle est pleine et le monde rit de bon cœur. Je veux bien croire qu'il n'est pas facile de naviguer entre élitisme et démagogie et d'éviter les écueils d'un côté comme de l'autre. Oh ! mais voilà que j'emploie de bien grands mots ! Pardonnez-moi, je ne veux pas vous assommer avec mes réflexions.
Voilà, chère amie, quelques échos de notre festival qui, cette année se poursuit une semaine encore afin de rattraper nos deux printemps de privation. Ce n'est pas tout à fait comme d'habitude, la nuit est tombée quand nous nous y rendons, il commence à faire fais. Arrivés au centre culturel, il nous faut passer toutes sortes de barrières : à l'entrée, une armée de bénévoles manie des petits engins noirs qui clignotent et examine avec cet instrument mystérieux des petits dessins noirs et blancs, mystérieux eux aussi, qui indiquent, paraît-il, que nous avons accompli toutes les formalités nécessaires pour être autorisés à entrer dans la salle. Je crois vraiment qu'ils s'amusent avec leurs petits joujoux, car franchement, au bout de quinze jours, ils nous connaissent et ils savent bien que nous sommes en règle. Nous nous prêtons au petit jeu sans bien comprendre, mais sans rechigner non plus, ayant bien conscience que c'est une chance absolument extraordinaire d'avoir ce festival dans notre modeste village.
Je vous adresse mes meilleures pensées et espère que la prochaine fois, c'est à dire en mai prochain, vous pourrez vous joindre à nous pour goûter chaque jour le plaisir renouvelé du "spectacle vivant", comme ils disent.
Bien à vous,
Mathurine
De R.A. Dick, adaptation de Catherine Aymerie
Cie Théâtre de la Rencontre - Mise en scène : Michel Favart
Capitaine Gregg, sachez que j’étais à Gull Cottage lorsqu’avec Lucy Muir vous avez raconté votre histoire, une histoire couchée sur le papier par une certaine R.A. Dick en 1945 et adaptée au théâtre par Catherine Aymerie dans une mise en scène de Michel Favart.
Une bien curieuse histoire, so British et qui en a interpellé plus d’un !
Les Anglais croient aux fantômes, de Canterbury à Inverness en passant par Stonehenge, Hampton Court ou la Tour de Londres, ils sont nombreux à hanter les manoirs isolés et assurent d’ailleurs la richesse touristique du pays. Mais c’est là une autre affaire. C’était juste pour vous dire que pour des Français, vous avez eu du mal à être crédible.
En tous cas vous avez une fort jolie maison, bien située dans ce joli village du Dorset, avec vue sur les falaises crayeuses, - il ne s’appelle pas Whitecliff pour rien - un peu isolée il est vrai et en plein vent. On l’a entendu maintes fois !
Par contre le mobilier … très rudimentaire ! Vous me direz pour un vieux loup de mer, deux chaises, une table, un fauteuil, un guéridon, cela suffit. Pas de service à thé ou à sherry non plus… Où est passé votre télescope ? Les fenêtres il faut les imaginer dans un autre temps, ainsi que l’escalier. Que je me suis amusée à voir Lucy et l’agent immobilier dévaler l’escalier fantôme quand vous avez hurlé ! Mais c’est tout là « l’effort d’être spectateur », comme vous l’aurait dit Pierre Notte. Ne cherchez pas, vous ne le connaissez pas !
L’entrée de Lucy m’a beaucoup émue. On se serait cru au cinéma. Elle est arrivée du fin fond de l’espace scénique jusqu’à la rampe, lentement, en trois étapes, sortant peu à peu de l’ombre pour aller vers la lumière et comme si on l’avait « zoomée ». On la sentait mal à l’aise dans son manteau de tweed bon chic bon genre, avec son petit chapeau cloche, les épaules tombantes. La route avait dû être longue, la décision difficile à prendre. Et puis ce grand sac en tapisserie si lourd à porter, ce grand sac contenant son passé.
Pas facile de changer de vie quand on est veuve et désargentée avec deux enfants, pas facile d’échapper à la belle famille, dans une société encore régie par des valeurs victoriennes.
Rappelez-vous ses premiers mots : « la vie que j’ai eu jusque maintenant ce n’était pas la mienne, c’était celle des autres. » Lucy avait fait un mariage de convention avec cet Edwin, architecte sans passion n’ayant jamais construit que des prisons et pour lequel elle ne ressentait aucun amour. Mais n’était-ce pas le lot de bien des femmes à l’époque ?
Ah, si elle ne vous avait pas rencontré !
Ce grand sac du passé, c’est avec vous et grâce à vous qu’elle l’a vidé et qu’elle a changé de vie. Car au fond vous n’êtes pas méchant pour un fantôme, plutôt attachant, un peu bourru, coléreux parfois, un franc parler, un peu comme le capitaine Haddock, mais vous êtes cultivé et intelligent et Lucy a su vous apprivoiser.
Sans vous elle n’aurait jamais osé rabrouer et mettre à la porte l’odieuse belle-sœur venue la sermonner, une pimbêche au petit doigt levé avec tous ses préjugés. Outrée qu’elle était quand Lucy lui a annoncé « Je vais écrire ! Oui ! Écrire ! J’en ai toujours rêvé ! Et je prouverai à tous ceux de votre espèce, à tous ces empêcheurs de rêves, qu’ils se trompent ! Et que la vraie vie est ailleurs. »
Et ce freluquet dans son costume à la Humphrey Bogart, un certain Miles Fairley, libertin et cynique qui la séduisit le temps d’un morceau de jazz, n’en étiez-vous pas un peu jaloux ?
Je lui ai trouvé une certaine ressemblance avec Monsieur Coombe, l’agent immobilier, pas vous ? Martha la fidèle servante et la belle-sœur aussi, mais uniquement dans le physique.
Capitaine Gregg, vous avez été le miroir, celui qui a permis à une femme en quête d’identité et d’émancipation de relire sa vie, se réinventer, s’épanouir, devenir une écrivaine prolifique et reconnue. Vous fûtes son ami et confident, elle ne pouvait que vous rejoindre au pays des étoiles.
Au fait Daniel Gregg, c’est votre nom de scène, dans le civil on vous appelle François Cognard, Lucy est Catherine Aymeric et vous étiez entourés de Paula Brunet et Alexandre Zambeaux, un quatuor bien talentueux pour une histoire fantastique !
Lien vers la galerie photo : Le fantôme et Mme Muir De R.A. Dick
mise en scène de Laurent Domingos - Cie Minuit 44
Jeudi 7 octobre
Comment représenter au XXIe siècle la tragédie de Phèdre ?
Mettre l’accent sur l’atmosphère de la Grèce, là où se déroule l’action, ou sur le XVIIe siècle, époque de l’auteur Racine, ou sur la portée moderne du débat entre le déterminisme représenté par le pouvoir des dieux et la liberté humaine ? Observons la mise en scène, puis les personnages et enfin la diction des comédiens.
La tragédie, présentée avec quelques coupures, se déroule dans une mise en scène très sobre ; on voit deux sources de lumière : une sorte de vitrail figure le Soleil, aïeul de Phèdre, et un autre représente l’au-delà où Minos, le père de Phèdre, juge les morts aux Enfers.
Ainsi, Phèdre est cernée de toutes parts : sur terre, elle est, en tant que descendante du Soleil, victime de Vénus qui se venge de lui et, dans l’au- delà, elle sera jugée par son propre père.
La déesse Vénus apparaît physiquement sur scène sous la forme d’une jeune et souple gymnaste ; c’est un personnage ajouté par le metteur en scène qui s’inspire en cela de la tragédie d’Euripide : « Hippolyte porte- couronne », où Vénus, présente dans le prologue, expose la situation.
Vénus persécute la famille du Soleil et poursuit également de sa haine Hippolyte qui s’est toujours détourné de l’amour. La déesse, présente sur scène, joue à la fois le rôle du destin et du chœur antique qui annonce les événements et les commente.
La comédienne s’aide en cela d’un instrument de musique inhabituel : le waterphone, au son étrange, comme un écho de l’au-delà.
Les personnages, en beaux costumes colorés où l’orangé domine, portent des cravates qui, chez les hommes, représentent l’ autorité, le pouvoir, et les femmes sont étranglées par des liens symbolisant leur sujétion.
Ce qui frappe, ce sont les rapprochements physiques entre les personnages qui s’embrassent, se témoignent leur affection et leur amour par de grands élans mutuels ; aucun geste déplacé ou choquant (on est loin de l’expression sur scène des fantasmes des personnages dans la mise en scène d’Anne Delbée en 1995) ; tout est suggéré, amorcé, comme dans le texte de Racine, le poète du désir.
Oenone, souvent présentée comme l’âme damnée de Phèdre, lui témoigne ici une affection sincère et profonde.
Laurent Domingos a choisi de présenter – et c’est là l’un des aspects modernes de la conception – des femmes « guerrières », luttant contre le pouvoir des dieux et des hommes.
Devant les femmes, les hommes ont des réactions très visibles : ainsi, Thésée, à son retour, manifeste vivement sa stupéfaction devant le rejet de son épouse.
Au lieu que les personnages, comme souvent dans les représentations traditionnelles de Phèdre, restent isolés chacun dans sa honte, sa jalousie ou sa douleur, ils communiquent vraiment par leurs attitudes et leurs déplacements.
Enfin, ils s’expriment bien sûr grâce aux vers raciniens qu’ils articulent avec fermeté, netteté et naturel, loin des déclamations du XVIIe siècle.
Le metteur en scène Laurent Domingos évoque sur scène l’atmosphère grecque ; il fait des femmes Phèdre et Aricie des « guerrières » qui luttent contre le carcan imposé par une société dominée par les hommes ; il donne aux vers raciniens toute leur force et leur clarté.
En quelques mots, il s’agit d’un spectacle coloré, avec des personnages certes maudits par les dieux ou les hommes, mais ardents et combatifs.
Lien vers la galerie photo : Phèdre de Racine
de David Basant et Mélanie Reumaux
Mise en scène : David Basant
Ce samedi 9 octobre, Caroline Brésard, Roger Contebardo, Edouard Giard, Céline Perra et Tessa Volkine ont quitté la scène sous un tonnerre d’applaudissements après avoir savoureusement diverti le public du 40ème festival théâtral de Coye-la-Forêt dont les rires ont fusé tout au long du spectacle.
« Pour le meilleur et pour le dire », une comédie co-écrite par Mélanie Reumaux et David Basant qui en a assuré la mise en scène, a tous les ingrédients du vaudeville.
L’intrigue, une comédie de mœurs, un périple amoureux, repose sur un comique de situation voire un comique de répétition. Elle se nourrit de quiproquos avec des personnages quelque peu caricaturés, de beaux brins de filles en déshabillés sur des tenues aguichantes, d’hommes et de femmes qui se croisent sans se voir ou qui refusent de se voir se cachant dans la salle de bain faute de placard disponible, enfin un vocabulaire parfois grivois où l’on n’hésite pas à appeler « une aristochatte », une aristochatte, et des jeux de mots pour « le meilleur et pour le dire. »
Quant à l’histoire...
Reprenons quelques lignes du dossier de presse, « Quand une hypersensible, qui n’ose pas assumer ses intuitions tombe amoureuse d’un homme merveilleusement vulnérable qui se réfugie dans le non-dit, le malentendu peut les mener à la séparation sauf si l’entourage s’en mêle ou si la psychanalyse le démêle. »
Audrey a passé le cap des trente-cinq ans et souhaite être mère mais son compagnon, Julien, déjà père d’un petit Maxence, n’est pas prêt pour une nouvelle paternité. Tous deux ont une histoire familiale compliquée ayant laissé ses traces, perturbant le présent de chacun et rendant la communication difficile. Audrey s’allonge sur le canapé du docteur Mona depuis trois ans pour confier son mal-être. De son côté, sur les conseils de sa meilleure amie, Coralie, Julien reprend la thérapie. Coralie est elle-même suivie de longue date pour addiction à diverses friandises.
Mais ce que chacun ignore, y compris la thérapeute, c’est qu’ils consultent la même personne.
C’est là qu’intervient Sacha avec ses gros sabots ou plutôt ses baskets dont il ignore si elles sont en coton ou en cuir et si le coton est d’origine végétale ou animale ! Sacha, le fils de Mona, est un rappeur oisif n’ayant pas encore coupé le cordon ombilical et entretenant avec Maman une relation fusionnelle. On a beau être psy, on a aussi ses problèmes !
Si « la parole est au centre de tout », la confidentialité n’en reste pas moins capitale et si « tout peut se dire, tout peut s’entendre » rien ne doit sortir des murs du cabinet. Par la maladresse des uns et des autres, à laquelle Sacha n’est pas étranger, la confidentialité sera rompue engendrant une situation parfois ubuesque.
Tessa Volkine campe avec brio une psychanalyste dévouée, débordée par une patientèle nombreuse à laquelle elle doit parfois répondre par téléphone ou qu’il importe de recevoir en urgence. Les auteurs ne lui ont pas épargné les tics langagiers inhérents à la profession, les « oh... » et les « euh... », les « racontez... » , « je vous écoute... », « on en reste là ! » et bien d’autres, sources de rires dans le public.
Le décor est savamment conçu : un cube de toile aux murs transparents en guise de cabinet médical. Par un astucieux jeu de lumières et de diapositive il se transforme tantôt en café du coin, tantôt en rue passante, ou encore préfigure le salon de Julien. Des portiques permettent les entrées et sorties plus ou moins fracassantes des protagonistes.
Une comédie légère et pétillante, une histoire pleine de rebondissements, servie par une équipe de comédiens talentueux, enjoués et dynamiques.
Un bien agréable moment de théâtre.
De cette comédie voilà mon ressenti aujourd’hui ; si vous voulez bien, « On en reste là. »
Lien vers la galerie photo : Pour le meilleur et pour le dire de David Basant et Mélanie Reumaux
avec Pierre Notte, auteur, metteur en scène et comédien
Mercredi 6 octobre
Depuis quelques années, la ville de Chambly s'enorgueillit d'avoir une très belle salle de spectacle, toute neuve, « équipée des dernières technologies sonores et visuelles et [pouvant] accueillir tous les arts du spectacle vivant : théâtre, danse, musique, cirque... ». Une amie qui avait eu l'occasion d'y aller voir une pièce de théâtre m'avait confié qu'elle n'aimait pas cette salle parce que, disait-elle, « elle est trop confortable.» Je trouvai son explication pour le moins étonnante, pour ne pas dire invraisemblable. Or l'année suivante j'ai testé moi-même la salle en question. Les fauteuils y sont larges et profonds, on peut s'y effondrer mollement et effectivement, j'ai compris ce que mon amie voulait dire ; je savais en ressortant du spectacle que je ne retournerais plus jamais à Chambly. C'est triste à dire, car la salle en question est luxueuse et qu'elle a dû coûter très cher ; elle convient sans doute pour le cinéma, mais pour le théâtre, c'est raté.
Lorsque quelque temps plus tard, j'ai trouvé sur la table d'une librairie théâtrale un livre intitulé « L'effort d'être spectateur », j'ai tout de suite été intriguée : ce titre me parlait. J'avais moi-même expérimenté a contrario que pour assister à un spectacle il fallait être redressé, tendu vers la scène, ferme et droit. La présence vivante et active des comédiens nécessite la présence vivante et active des spectateurs. Être spectateur demande un effort, sachant que l'effort n'est pas le contraire du plaisir, les sportifs le savent bien. Quelle ne fut pas ma surprise, et mon plaisir, de découvrir, dans ce livre que je m'étais empressée d'acheter, un chapitre intitulé : «Le fauteuil » où je retrouvais, très exactement formulé, ce que j'avais intimement ressenti. Je fus soulagée aussi d'y trouver, juste après, un chapitre sur « Le sommeil » (situation assez commune et dont il n'y a pas lieu d'avoir honte !). Bref, j'ai lu tout ça avec intérêt et bonheur.
Et alors je me suis réjouie en découvrant que le festival programmait cette année justement ce spectacle de Pierre Notte. Car j'étais curieuse à nouveau : comment faire un spectacle de théâtre à partir de ce texte théorique, sans personnage et sans intrigue, fait de réflexions successives sur les relations entre la scène et la salle, sur le travail du comédien et celui du spectateur, sur la fabrication conjointe du spectacle vivant.
Je traverse la salle pour rejoindre ma place habituelle, à cour, et je trouve Patrick en train de discuter-plaisanter avec deux gars que je ne connais pas, l'un très jeune debout, et l'autre plus âgé, grand, un foulard sur le bas du visage en guise de masque, assis sur la chaise de la photographe. Il se lève à mon arrivée.
– C'est votre place peut-être ?
– Non, non, pas du tout, ne bougez pas !
Et j'entre dans la conversation. Je ne sais comment d'une chose à une autre le grand (c'est essentiellement lui qui parle) en arrive à dire qu'il est né à Amiens, puis qu'il a grandi à Clermont, à l'intérieur de l'hôpital psychiatrique où son père était administrateur, qu'il n'en a aucun souvenir, ni de ça ni de rien de son enfance. Je lui parle du " Train des fous " (1) et de la politique d''extermination des malades par la famine, politique consciente et délibérée mise en place par le régime de Vichy pendant la seconde guerre mondiale. Parce que la conversation qui se poursuit est un peu étonnante, faite de pirouettes et de boutades, au bout d'un moment je les interroge :
– Mais qui êtes-vous au juste ?
Le grand répond :
– Moi, je suis le régisseur et lui (en montrant son compagnon) c'est le comédien qui joue ce soir.
Je m'exclame :
– Ah ! Mais je croyais que c'était Pierre Notte en personne qui jouait son propre spectacle !
– Oui, au début à Paris, mais pas à Coye... D'ailleurs, regardez, le décor est pourri !
Il n'y a en effet pas grand chose sur le plateau et une guirlande lumineuse pend, là devant, comme si on n'avait pas fini de tout installer.
Eh bien non, nous n'aurons pas à Coye un spectacle au rabais. Car quelques minutes plus tard, c'est bel et bien Pierre Notte qui monte sur scène, son chapeau de feutre noir sur la tête, tandis que le petit jeune, dont nous apprendrons qu'il s'appelle Axel, monte en régie.
Que dire du spectacle lui-même ?
Que c'est un festival à lui tout seul ! On y passe sans transition de la réflexion philosophique à la plaisanterie, des références théâtrales aux démonstrations concrètes, des interrogations intellectuelles à la performance physique. Ce que raconte Pierre Notte fait écho à ce que l'on a vu, ailleurs, il y a longtemps, et à ce que l'on a découvert récemment, ici même dans cette salle : pas plus tard qu'hier, on ne se lassait pas de voir les plumes lancées en l'air lentement redescendre comme des flocons de neige et recouvrir le plateau peu à peu, et Candide avait froid, bien sûr, on y croyait, et aujourd'hui la neige tombe encore, et encore, grains blancs de lumière, sortis du chapeau de feutre que le comédien avait jusque là obstinément gardé sur la tête. Magie de l'illusion à laquelle on consent en toute lucidité.
Et ce que dit Pierre Notte expliquant les ratages nous conforte dans notre volonté de garder l'esprit critique et de nous insurger contre les spectacles "bétonnés", de pure consommation, qui ne font que reproduire du déjà connu.
Aidé de quelques accessoires : une paire de gants de boxe pour rappeler que le comédien doit se battre s'il veut conquérir son public ; des talons aiguilles pour se mettre en danger de déséquilibre (le comédien est toujours sur une corde raide prêt à vaciller et c'est ce qu'attend le spectateur avec cette émotion ambivalente faite de plaisir et de peur) ; un hula hoop enfin, qui tourne, tourne tandis que le comédien poursuit son discours, car il s'agit d'« envisager le plateau comme le laboratoire d'une catastrophe, où l'acteur engagé, corps et voix réinventés, prend en charge la tragédie inextricable de l'existence depuis un fait divers, un mythe, une anecdote, une évocation ou un portrait », le hula hoop nous donnant précisément à voir et à entendre ces corps et voix réinventés, le corps ondulant, un petit déhanchement plus sec relançant de temps en temps le cerceau, la parole ondulant à son tour et la voix tournoyant, et on voudrait que cela n'ait pas de fin, car le hula hoop ne met pas le spectateur à l'épreuve comme le prétend faussement modeste le comédien qui, tout en tournant sur lui-même et en tournant autour du plateau comme la terre autour du soleil, continue de faire tourner son cerceau, comme la lune tourne autour de la terre, tandis que le discours se déploie et que la boucle se referme : nous ne sommes pas des porcs.
Et bien sûr à la fin, nous reproduisons les conventions, applaudissements et saluts. Le comédien a plaisir à saluer et nous avons plaisir à applaudir, car ce n'est pas pure convention mais expression d'une gratitude réciproque, et applaudissements encore et saluts à nouveau, la main sur le cœur, mais on n'est pas dupes, rappels et saluts, avec désormais des clins d'œil entre l'acteur et le public.
C'est un spectacle de connivence pour les amoureux du théâtre, plein d'humour et plein de références, qui pourrait friser la démagogie s'il n'était le produit d'une réelle réflexion approfondie et si... ce n'était tellement juste et tellement vrai : mais oui, le spectateur au théâtre est actif et intelligent, merci de nous le dire et de nous le répéter ! Bien sûr qu'on aime à l'entendre !
(1) : " Le train des fous " - Pierre Durand - 1988 - Éditions Syllepse
Lien vers la galerie photo : L'effort d'être spectateur de Pierre Notte
D’après Voltaire - Adaptation de M. Lézin, C. Stella, P.Tilmont
Cie Troupuscule - Mise en scène Mariana Lézin
Nous assistons à la représentation de Candide d'après Voltaire par la Compagnie Troupuscule. Accueil festif, au champagne, cuvée du Château de Thunder-ten -Tronckh, offert aux spectateurs par Candide lui-même. Ainsi les acteurs recherchent et trouvent, durant tout le spectacle, la complicité du public.
On suit la trame narrative du conte philosophique de Voltaire dont les étapes majeures sont restituées: Le baiser échangé entre Candide et Cunégonde, la colère du Baron et le renvoi de Candide, la suite de ses mésaventures et des péripéties catastrophiques qui contredisent et ridiculisent l'optimisme aveugle du professeur Pangloss .
En dépit des événements tragiques auxquels sont confrontés les héros, la tonalité burlesque reste dominante. Le metteur en scène est fidèle au théâtre de tréteaux où l'on se rit de tout.
Les accessoires sont réduits au minimum : portants à habits, caissons mobiles, voile de bateau, boîte à marionnettes pour éclipser les sujets graves comme celui de l'Inquisition, par exemple. Un guitariste omniprésent et sympathique , tour à tour récitant, chanteur ou même acteur accompagne les comédiens.
Les cinq acteurs talentueux dont une seule femme, Mariana Lézin, portent la pièce avec l'énergie et la fougue de leur jeunesse. Le rythme ininterrompu et dynamique (apartés, acrobaties, chansons...) tient le spectateur en haleine.
La pièce s'achève sur une dispute qui crée la cacophonie et la confusion, mettant en doute l'existence du jardin du bonheur, cher à Voltaire.
Bravo à ces acteurs investis dans leur rôle (et ils en changent souvent avec rapidité et habileté!) qui ont utilisé leur talent pour revisiter et théâtraliser le conte de Voltaire sans le trahir.
de Catherine Verlaguet
Mise en scène Olivier Tellier
Imaginez une montagne sacrée où serait enfoui un trésor, ajoutez de monstrueux lézards à pois jaunes, aux yeux rouges, aux morsures mortelles. Entendez des histoires d'amours contrariées, d'amitiés faisant fi du temps et des genres, d'une malédiction qui se transmet sur des générations.
Là, posée au milieu de nulle part, dans un désert de sable du Far-West, sous un soleil brûlant, une vieille carcasse de frigidaire sert de décor à deux comédiens acrobates et contorsionnistes bourrés d'énergie qui vont l'escalader et le retourner dans tous les sens pour nous raconter l'histoire de Stanley Yelnats.
Stanley Yelnats, malchanceux héritier de cette malédiction, est condamné à tort pour un vol dont il est innocent. Il est envoyé dans un centre de rééducation pour jeunes délinquants, encadré par des gardiens violents qui le maltraitent et harcelé par ses compagnons de détention. Contraint à creuser des trous dans un enfer de sable, en plein soleil, sans eau.
Dans cette violence, il s'acharnera douloureusement à chercher le trésor qui le libérera de cette malédiction transgénérationnelle, héritée d'un grand père voleur de porcs, puis de son père chercheur farfelu d'un traitement des odeurs de basket. Il cherchera et découvrira le trésor qui lui fera trouver son identité, l'amour et l'amitié au cours de ces épreuves.
Les deux comédiens — Fiona Chauvin et Guillaume Fafiotte — ont réussi à faire vivre tous ces personnages et ces événements soutenus par des jeux de lumières ingénieux, ils nous ont captivés et offert un beau conte sur les héritages familiaux à déterrer pour trouver sa propre identité.
de Baptiste Toulemonde
Mise en scène et jeu : Arthur Oudar et Baptiste Toulemonde
Jeudi 30 septembre
Il est beau cet âge où l'on rêve.... C'est le cas de Charles qui fête seul ses 12 ans à minuit dans la cuisine pendant que ses parents dorment. C’est triste... Juste un petit gâteau avec une seule bougie. Mais sa mamie a laissé sur la table un petit cadeau, un précieux carnet dans lequel elle a écrit ses sages conseils et qu’il fera sien. Ce sera son guide. Il y écrira et laissera trace de son propre parcours...
Charles est heureux d’avoir 12 ans et fait le vœu de grandir, d’abord pour vaincre Logan, le costaud de la classe qui lui pourrit la vie, puis de changer le monde. Son rêve sera donc sans limites. Il s'offre un voyage dans le temps et l'espace, un parcours extravagant avec pour compagnon d'aventures un homme des cavernes (ou un enfant ?) poilu et sale à souhait qui surgit du four, entouré de fumée, dans un bruit de tonnerre fracassant, brandissant une torche de feu. Emotion vive dans la salle !
Comme la créature ne possède pas encore le langage, elle ne peut que grogner Grrr, Grrr, elle s'appellera donc Grou. C’est Charles qui lui enseigne l’alphabet – magnifique moment de pédagogie festive. Avec ce nouveau maître d’école, Grou fait des progrès fulgurants et acquiert de quoi s’exprimer, lire et écrire. Les voilà copains et complices, partageant pain et gigot de mammouth, de taille à entrer dans l’aventure.
A deux ils traversent les siècles, de l'Égypte des pyramides aux premiers pas sur la lune, ils s’émerveillent de notre planète, et, comme eux, le spectateur s’attarde à regarder dans l’obscurité, sur la table de cuisine, le globe lumineux, si précieux et fragile, fasciné par le bleu intense du Pacifique et les courbes des continents.
Les deux comédiens mènent une danse échevelée, trépidante, voire acrobatique, pour réussir ce parcours historique et géographique en une heure ! Coups de tonnerres, explosions et éclairs aveuglants, noir profond en scandent les étapes. Comme les enfants dans leurs jeux, Charles et son ami Grou s'approprient les objets du quotidien, ils les enrôlent. La cafetière est une locomotive qui crache sa fumée, la table devient abri ou tranchée, projectile, rempart, tremplin. Le torchon se fait drapeau, l'étagère à roulettes sera le bateau qui affronte les tempêtes à la conquête des terres indiennes.
En comédiens passionnés et passionnants, Arthur Oudar et Baptiste Toulemonde conquièrent le public, soutenus par une mise en scène et une scénographie inventives. Le jeu est complet sur le plateau, tout entre en action pour faire vibrer l’imagination du public, les éclairages, la bande son, les effets visuels...
Le public est conquis, les rires des enfants nous entraînent et on se sent heureux d'être là et de faire partie du voyage. D'autant que le message est généreux qui parle d’amitié, de partage, du pouvoir des mots et de la beauté du monde.
Lien vers la galerie photo (autour de la scène) :GROU de Baptiste Toulemonde
Écrit et mis en scène par Luca Franceschi
Samedi 2 octobre
Vous avez dit « Irrévérencieux» ?
Voilà une bande de comédiens qui ne manquent ni de talent ni d'enthousiasme et qui nous présentent un spectacle long, ennuyeux, vulgaire au point que des spectateurs quittent la salle : du rarement vu à Coye-la-Forêt car le public y est bien éduqué et il applaudit à la fin, même s'il n'a pas aimé. Mais quand au bout d'une demi-heure (et même sans doute avant, mais on n'ose pas bouger, par correction) on comprend que décidément il ne se passera rien, que toute cette gesticulation est vaine, l'envie vous prend de sortir et d'aller faire quelque chose de plus intéressant : se promener la nuit sous la pluie, rentrer finir un bon livre, voire regarder la télévision. Parfois au théâtre on s'ennuie et on s'endort (oui, oui, ça arrive, mais ne vous inquiétez pas, continuez, je ne veux déranger personne), parfois on n'aime pas le genre, parfois on ne partage pas les partis-pris du metteur en scène, mais dans tous les cas on reconnaît la qualité, parfois c'est raté et c'est dommage, mais ici ce n'est pas une question d'aimer ou pas aimer, c'est tout simplement que le spectacle est mauvais. Et ce n'est pas qu'on se moque de nous, il y a du travail, de la précision, des bons moments de musique ou de chorégraphie, mais voilà...
Malgré son titre, il n'y a rien d'irrévérencieux dans ce spectacle, ni dans le propos ni dans la prestation scénique. Esthétiquement, ça pourrait très bien passer à la télévision sans choquer personne. Quant au discours, il est convenu, explicatif, terre à terre (la société de consommation, tout ça, bon d'accord...), idéologiquement correct, bétonné, lourdingue. Ce n'est pas parce que le spectacle s'adresse à des enfants qu'il faut les prendre pour des débiles à qui il est nécessaire de tout expliquer. Pas l'ombre d'un brin de poésie, pas de magie, pas de surprise : tout est là devant nous, présent, montré, démontré, et rien ne nous permet de nous échapper vers la réflexion, le rêve, l'interrogation.
Les masques ne fonctionnent pas, ils restent inexpressifs, particulièrement celui de Pantalone dont on ne voit pas les yeux, les costumes sont sans grâce. Ça gesticule, c'est long, c'est long, ça n'en finit plus.
Ce n'était déjà pas très enthousiasmant de retrouver les mêmes comédiens avec le même metteur en scène que la veille – et de fait on reconnaîtra un certain nombre de procédés (les mêmes éclairages, les bruitages, la présence du chœur sur scène, les blocs de décors, etc.), quand un des plaisirs du festival c'est d'être tous les jours dans un nouvel univers, d'être constamment dépaysé. Mais là, nous sommes nombreux à avoir été sérieusement déçus. Comment se fait-il que le festival ait programmé ce spectacle ? Si irrévérencieux signifie audacieux, impertinent, irrespectueux, ou même choquant, nous n'y sommes pas. Il est vrai qu'irrévérencieux est également synonyme de grossier, sot, impoli, vulgaire.
Il est consternant de penser que certains enfants venaient pour la première fois au théâtre et qu'ils en emporteront cette vision longue et ennuyeuse.
De Jon Fosse
Mise en scène Jean-Paul Dubois
Une passionnante « Première » représentation réalisée en coproduction.
La muse de l’éloquence et de la poésie épique (Calliope) semble avoir exaucé les vœux de Thierry Charpiot et de Jean-Paul Dubois, deux artistes qui se sont fortement investis pour monter « Le Fils », pièce de Jon Fosse dont l’œuvre participe à l’évolution du théâtre contemporain. Le comédien coyen et son compère ont mis toute leur énergie, leur ténacité, leurs compagnies (Calliope et le Fil Rouge) dans le projet du « Fils » et ont convaincu l’équipe du Festival Théâtral de Coye-la-forêt de coproduire, cette remarquable représentation. Ils sont à présent récompensés non seulement par le succès de leur entreprise, mais aussi par la présence fervente du public qui a applaudi leurs qualités respectives d’acteur et de metteur en scène.
Jon Fosse, auteur norvégien est marqué par l’atmosphère de son pays. Il semble y avoir installé ses personnages mais ne précise pas dans son texte ce lieu. Il laisse le spectateur approcher par l’imagination le cercle arctique où ce n’est pas la fête tous les jours lorsque vient l’hiver. D’ailleurs, peut-on parler de jours quand la lumière devient si rare.
L’action de « Le Fils » se situe dans un village isolé. L’obscurité s’y installe pour durer. La vie y est avare de signes. On apprendra vite que la plupart des habitants ont abandonné leurs demeures, que d’autres sont morts. Il n’y a de lumière que chez le voisin, un homme usé par l’alcool et ses excès.
La représentation se déroule dans un décor unique réduit à quelques meubles, une table, des chaises, un banc et une fenêtre, qui occupent le séjour d’un couple d’âge mur : un mari et sa femme, sûrement ? Ils n’ont que la ressource de se parler afin d’alléger le poids de la solitude qui les environne. Leurs paroles découpent d’une façon curieuse le silence ambiant et intriguent l’auditeur par leur articulation et par leur rythme. Le texte de Jon Fosse sonne comme de la musique : il utilise les répétitions de mots, les ressassements de discours comme autant de percussions sonores. La simplicité des paroles, la modestie du langage et sa curieuse organisation engagent les spectateurs à reconstituer d’eux-mêmes le drame en imaginant ce qui se passe derrière les mots, par exemple que dans la maison règnent l’ennui, l’attente et surtout le manque d’un grand absent : « il » ou « lui » tant de fois répétés, c’est-à-dire « le fils absent ? »
Ainsi le mari et sa femme présumés sont devenus par le bon sens de l’auditeur le père et la mère d’un fils qui s’en est allé depuis longtemps parce qu’il n’a pas supporté l’ennui de son village ni son peu d’avenir. La mère soupire : « Il ne voulait plus avoir affaire à nous » On apprend aussi qu’à la ville ce fils vivrait de musique, qu’« il » se serait mis à boire, et que le voisin aurait entendu dire qu’ « il » (le fils, encore) avait fait de la prison.
Le drame est noué : le voisin, épié à la fenêtre par le père, est parti à la ville le matin. Il en revient le soir dans l’ombre en compagnie d’une autre ombre : peut-être est-ce celle d’« il » (le fils) ? suggère le père. Peut-être sont-ils tous les deux ivres ?
Difficile de résumer tellement nombreuses sont les allusions offertes aux spectateurs par les silences et les économies de langage : presque par surprise, le fils si espéré apparait enfin à ses parents sans avoir prévenu. Après une confiance à peine rétablie, les parents lui rapportent timidement les soupçons de prison pour vol entretenus par le voisin et manifestent de l’inquiétude. Ledit voisin arrive en habitué peu après. Il est à moitié ivre, essoufflé, à la limite d’une crise. Le fils, lui aussi alcoolisé, fait une scène violente et lui reproche d’avoir inventé cette histoire de prison. Le voisin, de plus en plus agité affirme le contraire jusqu’à tomber mort, victime d’un infarctus.
La nuit passe. « Il » (le fils) qui se sent peut-être coupable de la mort du voisin, abandonne de nouveau ses parents après son trop court séjour, emportant avec lui ses secrets et le mystère de ses départs, les laissant à leur navrante solitude.
Ce résumé ne rend évidemment pas justice à la tragédie qui se joue sous les mots. L’ambiance et la qualité de la représentation, le clair-obscur magique, les bruits procèdent de la rigueur de la mise en scène : les comédiens sont soumis à une précision méthodique. Ils sont quatre à rythmer l’originalité d’un texte poétique inhabituel, à dessiner comme des rochers de solides personnages et à les déplacer malgré cela avec la vivacité ou la langueur qu’il convient. Tout cela exige un grand travail et une concentration dignes des applaudissements nourris qui ont conclu ce spectacle d’exception.
A la sortie des spectacles, le Festival organise dans le hall des réunions qui permettent de rencontrer les acteurs et artisans des compagnies plus détendus après les saluts, de leur poser des questions et d’avoir des entretiens passionnants et instructifs avec eux. Tous ceux du « Fils » se sont prêtés au rendez-vous. Ceux qu’on voit sur la scène : Véronique Boutroux (La Mère), Thierry Charpiot (Le Père), Raphaël Fournier (Le Fils), Michel Gravero, (Le Voisin) et ceux qu’on ne voit pas : Jean-Paul Dubois (Mise en scène), Frank Martin (Lumières), Yaël Haber (Scénographie) et Massimo Trasente (Création sonore) ont été de nouveau chaleureusement écoutés et encore applaudis.
De Philippe Froget
Mise en scène de Chloé Froget
Elle a du charme, est fort belle, ambitieuse, et ne manque pas d’audace. Elle en aura fait tourner des têtes ! On l’AIME Marquise ! Marquise avec un grand « M ».
« Vos beaux yeux me font mourir d’amour ! » Plus d’un homme de son époque se laissera envoûter et ne se privera pas de le lui dire, que ce soit Corneille, Molière, La Fontaine, D’Artagnan, le Roi Louis XIV ou Racine. À l’exception de ce dernier, elle restera indifférente aux uns et aux autres, profondément attachée à un mari adoré mais trop tôt disparu.
Dans une pièce de Philippe Froget, mise en scène par sa fille, Chloé Froget, entourée de trois autres talentueux acteurs, Aurélie Noblesse, Xavier Girard et Christophe Charrier, nous font revivre l’incroyable destin de Thérèse de Gorla dite Marquise Du Parc.
Nous sommes en 1668, Marquise est dans sa loge s’apprêtant à jouer Andromaque quand elle reçoit la visite de Gabriel Nicolas de la Reynie, venu enquêter au nom du Roi sur la paternité des écrits de Molière. Voilà qui va être pour elle prétexte à raconter au lieutenant général de police sa vie depuis 1653, date à laquelle elle intégra la troupe de Molière.
Dans une foire, Thérèse, fille d’un saltimbanque italien, danse. René Du Parc dit Gros René, comédien de l’Illustre Théâtre, en tombe aussitôt amoureux. Elle lui confie son désir de jouer la comédie. Quelques mois plus tard il la présente à Molière et l’épouse. Il ne lui restera plus qu’à apprendre le métier et user de ses atouts pour convaincre.
Aussi ravissantes l’une que l’autre, excellant dans l’art de s’habiller et de se déshabiller, avec une élocution parfaite et une présence sur scène remarquable, Aurélie Noblesse et Chloé Froget se partagent le rôle de Marquise. Aurélie est l’actrice accomplie et adulée de 1668, Chloé celle de 1653 qui fait ses débuts sur les planches, « incomparable » tout autant qu’« ingérable ».
Évoluant à des époques différentes, elles évoluent aussi sur des niveaux différents dans un décor à deux étages, savamment conçu par Jean-Yves Perruchon. Sur une estrade on trouve la loge de Marquise à l’Hôtel de Bourgogne. Le niveau inférieur se plie et se déplie au fil du spectacle laissant apparaître tantôt une bibliothèque, tantôt des miroirs dans lesquels se reflète le jeu des acteurs. Tentures et tréteaux nous rappellent aussi les débuts du théâtre itinérant.
Xavier Girard et Christophe Charrier interprètent à eux deux et avec brio, sept personnages, et semblent maîtres dans l’art de changer de costumes rapidement.
Ainsi Philippe Froget et les comédiens nous font-ils voyager au XVIIème siècle parmi les plus illustres de notre belle littérature dont ils nous servent quelques fameuses tirades, dans les coulisses de la vie de comédien où tout n’était pas rose à être toujours sur les routes, sans manger à sa faim et bannis par la religion… et dans les querelles et jalousies, d’auteurs, de comédiennes mais aussi du Roi lui-même, son humiliation ressentie devant la magnificence de Vaux-le-Vicomte.
Un spectacle magnifique, drôle, rythmé, servi par un texte original en alexandrins et en prose, avec de splendides costumes de Viollaine de Merteuil.
Un excellent moment de théâtre !
Merci à l’équipe du Festival de Coye- la-Forêt de nous l’avoir sélectionné !
Galerie photo :
Quand on entre dans la salle après avoir franchi les frontières du passe sanitaire et du contrôle des billets, tout en discutant avec les amis retrouvés ou en faisant la connaissance de son voisin d'un soir, on jette un coup d'œil intrigué et curieux vers la scène et le décor qui y est installé. Aujourd'hui : une chaise quelconque, plutôt moche, sous une douche de lumière au milieu de l'espace scénique. Tapis noir. Rideau noir. C'est tout . Donc le spectacle reposera entièrement sur le jeu du comédien, lequel, on le découvrira, sera lui-même habillé tout en noir (la tenue neutre des profs et des élèves de théâtre) . On ne peut faire plus sobre en matière de décor et de costume.
Un texte en voix of pendant que le comédien s'installe dans l'obscurité la plus totale et hop, lumière, c'est parti ! et ça ne s'arrêtera plus jusqu'à la fin, dans un rythme éblouissant. La prestation de l'acteur est époustouflante : sans le moindre accessoire, Nicolas Devort joue tous les personnages – les élèves du collège, filles et garçons, le professeur de français qui anime le cours de théâtre, la psychologue scolaire –, se propulsant dans tous les lieux – le bureau de la susdite, la chambre de Colin, le hall ou la cour du collège, et bien sûr la salle de spectacle où se déroulent les cours (et en tant que spectateur on a presque envie de monter sur scène, sur le plateau comme on dit dans le métier, pour participer nous aussi au cours de théâtre, pour se transformer en différent de soi, s'épanouir, se révéler à soi-même et aux autres).
Ainsi Nicolas Devort joue-t-il une dizaine de personnages clairement différenciés, mais le plus étonnant c'est qu'il ne les incarne pas les uns à la suite des autres, mais tous en même temps, et c'est ça qui est stupéfiant : il jongle avec les personnages – les postures, les attitudes, les mimiques caractérisant chacun, chacune, ne durant souvent pas plus d'une seconde – et hop, c'est Co-colin, le timide qui bégaie, et hop ! c'est Maxence, l'intello maniéré, et hop ! c'est la séduisante Adélaïde , et hop ! c'en est un autre et un autre encore et hop, c'est le prof de français, monsieur Devarsot, dont le nom est un anagramme à peine déguisé du propre nom de famille de l'auteur-comédien, auquel il a ajouté les deux dernières lettres, A S, de son prénom : Monsieur Devort est de toute évidence un double de monsieur Devarsot et il est un as de la jonglerie théâtrale.
Mais la virtuosité, quand elle est gratuite, peut finir par être ennuyeuse. Elle est ici au service d'une belle histoire, émouvante, une leçon d'humanité qui réchauffe les cœurs. Le prof est sympathique, ouvert, bienveillant. Le prof est généreux, le comédien l'est aussi, et l'homme derrière le comédien. On sent qu'il a de la tendresse pour tous ses personnages. Même s'il se moque d'eux parfois, c'est toujours avec le sourire et sans méchanceté.
Rien n'est jamais pesant. Dans la discussion qui a suivi le spectacle, le comédien explique qu'il a été mis en scène par Clotilde Daniault, laquelle s'est montrée très rigoureuse afin de bien encadrer le jeu et d'éviter tout débordement et tout cabotinage. Il faut bien sûr que les personnages soient clairement caractérisés, mais sans pour autant tomber dans la caricature. Avec beaucoup d'élégance, tout en délicatesse, le comédien reste sur cette ligne de crête qui permet le rire sans la vulgarité, le comique sans lourdeur et l'émotion sans pathos.
Juste... j'ai regretté pour ma part que le comédien (n'étant plus cadré, vraisemblablement) revienne après le baisser de rideau, ce qui à mes yeux cassait la magie des saluts et la poésie de la pièce. Un tout petit bémol . Parce que pour le reste, c'était simplement formidable.
Puisqu'il se joue partout, courez voir ce spectacle, allez-y en famille, emmenez-y les enfants, les ados ! C'est un régal. À votre tour, vous direz merci ! Et sans doute ne faut-il pas rater non plus les trois autres spectacles avec lesquels Nicolas Devort tourne actuellement : «Le bois dont je suis fait»,«La valse d'Icare» et «Molière dans tous ses éclats».
Lien vers la galerie photo (autour de la scène) : Dans la peau de Cyrano De Nicolas Devort